L’esprit nature

Publié le 28 Mai 2016

Même si leur place dans la viticulture est encore marginale, les vins « libres » sont devenus un phénomène de société. En Alsace, une vingtaine de viticulteurs élabore ces bouteilles sans intrant d’aucune sorte et le plus souvent sans soufre.

Le retour du cheval dans les vignes, comme ici il y a quelques années chez Heidi et Hubert Hausher à Eguisheim, est l’un des symboles d’une viticulture différente. Photo archives Passion Vin

Le retour du cheval dans les vignes, comme ici il y a quelques années chez Heidi et Hubert Hausher à Eguisheim, est l’un des symboles d’une viticulture différente. Photo archives Passion Vin

Pour les amateurs, ce n’est peut-être pas encore une terre promise, mais c’est déjà un sol béni. En quelques années, le vin dit « nature », « naturel » ou bien encore « libre » a effectué une percée remarquable dans un vignoble alsacien où la sensibilité au bio (15 % de la surface et les plus grandes maisons certifiées) a évidemment constitué un terreau favorable.
Alors qu’il y a cinq ans, les viticulteurs embarqués dans l’aventure du « sans soufre » (SO2) se comptaient sur les doigts d’une seule main, on est passé à un peu plus d’une vingtaine aujourd’hui. Et le mouvement s’amplifie. Chaque année, ils sont ainsi plus nombreux à se frotter à cette façon de vinifier, sans aucun filet de sécurité. Pas suffisant pour évoquer une lame de fond, mais assez pour parler de phénomène.
Un acteur majeur sur le marché national et international
Aujourd’hui, le vin nature est une composante marginale (2,5 % des domaines) certes, mais indiscutable et incontournable du vignoble alsacien.
La filière a su inventer son chemin et trouver ses propres débouchés, y compris dans la région où le nombre de restaurants et de cavistes qui proposent ces « quilles » différentes est lui aussi exponentiel. Le vin libre made in Alsace est même devenu un acteur majeur sur un marché national et international en pleine explosion.
Souvent un peu oxydatifs, troubles d’aspect, car non filtrés, les vins libres sont de prime abord déconcertants. On est ici en permanence dans la relativisation des postures et dans le vacillement des certitudes, sans repères bien identifiés. Et c’est justement ce qui plaît à une nouvelle clientèle constituée de dégustateurs revenus de tout et en quête de nouvelles sensations ou de novices en phase de découvertes. S’il s’agit d’une tribu comme on l’entend parfois, alors elle a une drôle de tête, assez joyeuse d’ailleurs.
Une grâce de danseuse étoile
Il convient d’ailleurs ici, pendant qu’il n’est pas trop tard, de dissiper deux idées parmi les plus couramment reçues. L’une qui voudrait que le vin « nature » soit par essence meilleur gustativement et une autre, inverse, selon laquelle ces vins-là seraient à boire jeunes, incapables de supporter la garde en raison de l’absence de soufre, et participeraient paradoxalement à une uniformisation du goût. Bref, qu’ils ne seraient qu’un affreux piège à bobos, un attrape-jeunes urbains même pas foutus de savoir ce qu’est le vrai vin, mais abusés par un discours alternatif, des étiquettes transgressives et une communication au quart de poil.
Disons-le tout net, ce ne sont là que carabistouilles. Le vin « libre » n’est ainsi ni moins bon ni meilleur au goût qu’un autre, qu’il soit issu de la filière conventionnelle, raisonnée, bio ou en biodynamie. Et il ne demande pas moins de travail de la part du vigneron, bien au contraire, le laisser-faire n’a jamais eu sa place ni dans la vigne ni dans la cave.
Il y a donc ici comme ailleurs à boire et à manger. Des flacons magnifiques capables de vous emporter à des hauteurs vertigineuses ainsi que d’innommables rince-doigts affublés d’oripeaux écolos qui surfent sur la vague du moment. Des vignerons remarquables qui produisent des nectars magnifiques, équilibrés et d’une grâce de danseuse étoile et des gougnafiers qui devraient changer de métier. Chacun reconnaîtra les siens.
Ce qui est certain, c’est que pour réussir une belle cuvée « nature », il faut être un bon vigneron. Et travailler des raisins sains, les seuls, et encore pas tous et pas systématiquement, capables de se passer de SO2.
« Être patient et veiller »
Carabistouilles aussi, calembredaines et billevesées même, n’ayons pas peur des mots, que d’affirmer que ces vins « naturels » sont à boire uniquement dans leur extrême jeunesse. Ce qui induirait que toute la complexité aromatique que le temps développe en est absente et que tous les goûts se ressemblent, oscillant entre fruits rouges marqués et crottin de cheval. Une simple virée chez Jean-Pierre Frick à Pfaffenheim, Christian Binner à Ammerschwihr, Bruno Schueller à Husseren-les-châteaux ou Patrick Meyer à Nothalten, pour ne parler que des pionniers du mouvement en Alsace et chez qui vieillissent paisiblement quelques belles quilles, dissipera assez facilement ce malentendu-là.
Petites bulles
« Le vin, il faut lui donner le temps », explique d’ailleurs souvent Bruno Schueller qui a vinifié ses premiers volumes (de pinot blanc) en 1990. « Le temps que les fermentations se fassent, celui de l’élevage. Il faut être patient et veiller. »
Bref, on l’aura compris, le « naturel », ce n’est ni meilleur ni moins bon, c’est tout simplement une autre philosophie. Une façon différente d’envisager le vin mais aussi de mener la vigne, de travailler en cave et bien sûr, à la fin du fin, de consommer. Le signe qu’une (autre) viticulture alternative, économiquement aussi, est possible.
« De toute façon, par essence, c’est quelque chose qu’on ne peut pas produire à grande échelle », explique Patrick Meyer dans le dernier numéro de Passion Vin qui consacre un article au sujet. « Les vins « libres » ne peuvent pas être produits de façon industrielle, ce serait un contresens terrible. C’est juste une proposition, une ouverture qui vient enrichir une offre globale. »
L’idée n’est donc pas de renverser la table et de modifier le rapport de forces entre les différents types d’agriculture (en gros, le conventionnel, le bio, la biodynamie et à l’extrême marge le vin « nature »), mais d’exister et de cohabiter tout simplement.
Ce sont de petites bulles qui naissent ici ou là, en Alsace tout particulièrement. Ces mêmes petites bulles qui perlent parfois à l’ouverture des flacons et qui font bouger les choses, notamment au niveau des doses de soufre, partout en diminution parce que la tendance s’est inversée et que c’est heureux.
Le débat lui, au sens le plus large et peut-être même le plus noble du terme si l’on ferme les oreilles sur quelques excès, se poursuit dans le vignoble. Et il dépasse de loin le poids des vingt ou vingt-cinq vignerons qui font du vin « nature ».
Patrick Meyer dans ses vignes de Nothalten. Document remis

Patrick Meyer dans ses vignes de Nothalten. Document remis

DNA-Pascal Coquis 12/05/2016

Rédigé par ANAB

Publié dans #Produits bio

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