Comment les soldes et la « fast fashion » font exploser le gaspillage

Publié le 1 Juillet 2019

Toge romaine du temps où on achetait pas 4 t shirts  à la fois (reconstitution romaine à Bliesbruck août 2018)

Toge romaine du temps où on achetait pas 4 t shirts à la fois (reconstitution romaine à Bliesbruck août 2018)

Les soldes d’été démarrent. Après la déferlante de consommation se pose la question de la gestion des invendus. Gaspillage, recyclage, NEON a voulu comprendre où en est la fast fashion, cette tendance qui pousse les marques de prêt-à-porter à renouveler sans cesse leurs collections.

Aujourd’hui, « les gens achètent deux fois plus de vêtements qu’il y a quinze ans, mais les portent deux fois moins », dénonce Lu Yen Roloff, à l’origine de la campagne Detox My Fashion de Greenpeace. On assiste à une course infernale aux prix bas, avec un rythme de promotions qui ne ralentit plus. En 2002, on soldait pour un milliard de dollars de vêtements ; en 2015, on arrivait pratiquement au double, selon les chiffres de l’ONG. Et aujourd’hui, on estime à plus de 40% les vêtements qui sont vendus à prix cassés.

Les soldes, dans leur définition, sont censés être le déstockage des invendus. Au XIXe siècle, ils font leur apparition grâce à Simon Mannoury, propriétaire d’un « magasin de nouveautés », Le Petit Saint-Thomas, dont l’un des employés fondera Le Bon Marché. Ce temps semble révolu. Dans son rapport annuel, en juillet 2018, la marque de luxe Burberry a convenu avoir brûlé pour 31 millions d’euros d’invendus. L’idée ? Ne pas être copié ou laisser des habits de « haute qualité » être portés par le grand public… Cette technique est loin d’être réservée au luxe : les enseignes de prêt-à-porter grand public détruisent aussi leurs stocks.

 

 

Détruire les invendus, plus rentable que les recycler

Dans le documentaire « Soldes, tout doit disparaître », diffusé sur France 5 en 2015, on découvre Frédéric, agent de destruction. Avec son camion-broyeur, il se rend dans les entrepôts des marques de vêtements et peut détruire jusqu’à cinq tonnes par jour… Qui pourtant n’avaient jamais été portés par personne. Pourquoi un tel gaspillage ? D’abord en raison des frais de stockage, à partir de 1000 euros les 100 mètres carrés. Ensuite à cause du coût fiscal des invendus. Inscrits au bilan de l’entreprise en tant que stock, ils engendrent des impôts supplémentaires. Alors que pour l’incinération d’une tonne de vêtements, les marques ne déboursent que 100 euros : c’est bien plus rentable. « Elles n’ont pas vraiment d’intérêt à le faire, mais cela ne leur coûte presque rien », commente Nayla Ajaltouni, du collectif Ethique sur l’étiquette.

Au Danemark, une émission d’investigation a révélé que H&M aurait incinéré près de douze tonnes de vêtements depuis 2013. Nous les avons contactés pour savoir ce que deviennent leurs invendus après les soldes. « Il y a chez H&M France très peu d’“invendus”, au sens de produits qui ne trouveraient pas preneurs, puisque les périodes de soldes et de promotions nous permettent de liquider les éventuels stocks de vêtements, avec si besoin des prix très intéressants pour nos clients en fin de soldes. C’est le cas pour la France, et dans la quasi-totalité de nos marchés de vente en fonction des réglementations locales sur les prix et promotions », nous a-t-on expliqué. Ce qui voudrait dire qu’après les promotions, presque 100% de leurs stocks sont liquidés.

 

Mais alors, quid des vêtements défectueux, ceux qui leur restent sur les bras même après les rabais ? « Pour H&M France, la gestion des produits non vendables passe par notre département Qualité basé dans l’un de nos entrepôts logistiques, en Belgique. Depuis plusieurs années déjà, notre entité logistique a un partenariat avec l’association Les Petits Riens en Belgique en Belgique [un équivalent belge d’Emmaüs, ndlr] pour le don de ces produits non vendables mais utilisables. Les vêtements que nous donnons sont triés par l’association, puis proposés à la vente à leur profit dans leur réseau de boutiques de seconde main (les fonds récoltés leur permettent de financer des programmes sociaux), soit recyclés selon leur état » , nous a-t-on à nouveau répondu.

 

Développer une économie sociale et solidaire ?

La quinzième mesure proposée par le Premier ministre Edouard Philippe pour « le développement de l’économie circulaire en France » est l’interdiction de jeter les produits textiles invendus. Pour rappel, notre pays compte 8,9 millions de pauvres (statiques 2015, Insee). Toutes ces personnes ont besoin d’être habillées. Aujourd’hui, elles peuvent profiter des invendus grâce à des associations comme l’Agence du don en nature (ADN). Dans son local du 9e arrondissement de Paris, Victoire Scherrer, chargée de la communication, nous explique comment ça marche. « Nous avons 850 associations partenaires. Nous, on fait l’intermédiaire avec les marques. Elles nous donnent leurs invendus et on les redistribue aux associations, qui ne payent que les frais de transport, au poids. » L’agence a des entrepôts près d’Orléans, où les entreprises donatrices viennent déposer leurs stocks. Ensuite, l’ADN les met en ligne sur son site, et les associations – de la petite asso de quartier à la Croix-Rouge– commandent en fonction de leurs besoins.

 
 

« Notre but, c’est de répondre aux besoins des plus démunis. Notre seul critère, c’est que les associations luttent contre l’exclusion. » Bien sûr, il serait naïf de penser que les firmes de prêt-à-porter font des dons désintéressés. Victoire explique qu’elles en tirent trois avantages. « D’abord, elles redorent leur image, surtout si elles ont connu un scandale. Ensuite, elles évitent les frais de stockage ou de destruction. Et enfin, cette bonne action leur permet d’obtenir un crédit d’impôt. » Qu’importe, l’Agence du don en nature réussit à aider 900 000 personnes par an, et espère monter au million. Mais Victoire précise : « On ne prend pas n’importe quoi, comme des vêtements importables ou troués. On tient à aider nos bénéficiaires à avoir de l’estime de soi. » Mi-août 2018, Celio leur a fait don de 700 000 invendus.

 

Les invendus deviennent des déchets

Stéphanie Calvino, de l’Anti Fashion Project, n’est clairement pas convaincue par la conscience écologique et solidaire des enseignes de prêt-à-porter. « H&M nous dit : ramenez-nous n’importe quel vêtement, on le recyclera et pour votre geste écolo, on vous donne cinq euros de bon d’achat à consommer chez nous. » Elle marque une pause. « Même économiquement, ce n’est pas possible qu’ils reprennent tous les vêtements, les trient et les recyclent à leur charge. C’est juste une manière déguisée de faire acheter dans le magasin. » Comment la marque se débarrasse-t-elle de ce dont les gens ne veulent plus ? « La plupart de nos invendus finissent dans les marchés ou les friperies en Afrique », explique Nayla Ajaltouni. En tout cas, son éco-responsabilité semble être devenue un argument marketing puissant. Dans son dernier rapport Développement Durable, H&M évoque son engagement pour la planète, et assure utiliser moins d’électricité lors de la production, par exemple. Pourtant, les vêtements sont rarement faits de coton, mais plutôt de polyester, textile moins cher. Cette matière perd des microfibres à chaque lavage et finit par polluer les océans et, par extension, l’eau que nous buvons.

 

3 % des émissions de gaz à effet de serre de la planète sont émises par l’industrie textile. Produire un vêtement coûte cher en eau, en dioxyde de carbone, en plantes… Sans compter que le géant des pesticides Monsanto arrose les principales productions de coton. Mais alors, pourquoi les marques de prêt-à-porter produisent-elles trop ? « Aujourd’hui, on trouve normal de payer un tee-shirt soldé à quatre euros, parfois même trois euros. Alors que c’est un prix complètement dérisoire par rapport à la chaîne nécessaire pour fabriquer le vêtement », affirme Stéphanie Calvino. Economies sur la main-d’œuvre, sur les matières… « Pour les maisons de prêt-à-porter, produire 5 000 ou 45 000 pièces revient pratiquement au même », explique Nayla Ajaltouni. Finalement, les gens achètent plusieurs hauts à quatre euros en solde plutôt qu’un seul, écoresponsable, à quinze euros. « Tant que les marques ne seront pas juridiquement responsables de leur impact environnemental, notre rapport à la mode ne pourra pas évoluer », regrette-t-elle. Elle évoque quand même une « loi révolutionnaire » : depuis mars 2017, les multinationales ont un devoir de vigilance. Elles doivent dire les risques d’atteinte aux droits fondamentaux et à l’environnement qu’elles engendrent, et quelles mesures elles prennent pour les prévenir.

 

 

Diminuer les soldes, diminuer la production

De nouvelles tendances pour absorber ce surplus laissé par les soldes se développent, comme l‘upcycling, qui permet d’économiser l’eau et l’énergie grâce à la fabrication de pièces à partir de fibres recyclées. On a aussi imaginé la location de vêtements invendus, qui passeraient donc de main en main jusqu’à ce que les utilisateurs se lassent. « La frénésie des soldes commence à retomber », se réjouit Stéphanie. « Les clients étouffent sous le nombre d’offres, de nouvelles collections. Ils veulent autre chose. »

Veja, marque de sneakers, s’est imposé sur le marché de l’écoresponsabilité. Le modèle est simple : la marque est équitable et éthique. « Les paires invendues des soldes passent dans l’outlet ou sont remises en vente la saison suivante. Mais comme on produit tout sur commande, 80% des paires sont vendues directement », nous a expliqué la marque. Elle nous explique ne pas être fan du concept de soldes, et même envisager de les réduire considérablement. Chaque paire est produite intégralement au Brésil, puis transportée par bateau jusqu’à la France pour réduire son impact CO2. En Amérique du Sud et pas en Europe ? Normal, nous répond Stéphanie Calvino. « En France, nous ne produisons pas de coton, mais plutôt du lin et du chanvre. Il faut aller chercher la matière où elle est. On ne devrait pas manger des tomates en décembre, tout comme on ne devrait pas dire “coton made in France”. »

 

Depuis 2014, des négociations sont en cours à l’ONU pour que les marques de vêtements cessent de polluer la planète en toute impunité. Nous serons 8 milliards d’habitants sur terre en 2020 : autant de personnes qu’il faudra habiller. Avec les soldes, nous avons inventé la mode jetable. Même en doublant nos capacités de recyclage, nous ne pourrons pas gérer tous ces déchets. Pourtant, nous produisons déjà largement assez pour habiller les générations futures. Peut-être est-il temps de ralentir ?

Rédigé par ANAB

Publié dans #préserver les ressources

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