Lanceurs d'alerte, les nouvelles sentinelles de la démocratie

Publié le 6 Décembre 2019

Irène Frachon au tribunal correctionnel de Paris, le 16 octobre 2019, pour le procès du Mediator.

Irène Frachon au tribunal correctionnel de Paris, le 16 octobre 2019, pour le procès du Mediator.

Publié sur Lavie le 21/11/2019

Bébés sans bras, Mediator, Dépakine… Ils ont porté ces scandales à la connaissance de tous. Alors que se tient à Montreuil, du 22 au 24 novembre, un salon du livre des lanceurs d’alerte, portrait de ces héros malgré eux qui se battent au nom de la vérité sans être encore bien protégés

Situé dans un quartier adossé à une montagne rocheuse, l’appartement du vieux Lyon qu’habite Emmanuelle Amar est à son image. Robuste en dépit d’un contexte défavorable. « Le notaire nous avait prévenus des risques au moment de l’achat. Il a bien tenu jusque-là, aucune raison que ça ne continue pas ! », plaisante cette épidémiologiste. Elle non plus ne ploie pas facilement. Ce n’est pas faute pourtant d’avoir pris des coups depuis qu’elle est devenue lanceuse d’alerte. Directrice du Remera, le Registre des malformations en Rhône-Alpes, c’est elle qui a lancé l’affaire des « bébés sans bras ». 

Briser un « silence toxique »

L’an dernier, elle dénonce haut et fort l’inaction des agences nationales de santé après avoir tenté, en vain, de convaincre celles-ci d’enquêter sur la cause de malformations suspectes repérées dans l’Ain, en Bretagne et en Loire-Atlantique. Un pari risqué dans un monde médical qu’elle dit dominé par la culture du secret. Il lui aura fallu huit ans pour sauter le pas. Huit ans passés à se heurter à des murs, à épuiser tous les recours institutionnels possibles. Aujourd’hui, elle est décidée à aller jusqu’au bout pour enfin briser ce « silence toxique » – le titre du livre qu’elle vient de publier. Un pavé certes petit (270 pages écrites d’une plume sensible) mais efficace, qui a réussi à porter l’affaire au-delà des enceintes feutrées du ministère de la Santé. La toute première plainte déposée par les parents d’un petit garçon originaires de l’Ain a déclenché, le 13 novembre, l’ouverture d’une enquête préliminaire pour « mise en danger de la vie d’autrui » et « blessures involontaires avec incapacité supérieure à trois mois ».

Hasard du calendrier, son récit sort au moment où deux lanceurs d’alerte historiques refont irruption dans l’actualité.
Irène Frachon, témoin clé du procès du Mediator qui a démarré fin septembre et doit durer six mois. C’est l’aboutissement de dix ans de combat mené par la pneumologue contre les laboratoires Servier, qui ont commercialisé ce médicament coupe-faim jusqu’à son retrait du marché en 2009. Ce mercredi 16 octobre, convoquée à la barre du tribunal correctionnel de Paris, elle s’est exprimée près de sept heures durant. Cette femme dont l’action a sauvé des vies a parlé du cœur de Martine, de Joëlle et de Marie-Claude, atteintes de valvulopathies. Et accusé : « J’ai été marginalisée de façon majeure. Je suis persona non grata dans de nombreuses manifestations scientifiques. »

À l’époque, l’expression lanceur d’alerte est encore très peu connue du grand public. C’est elle qui l’a rendue visible. « Dans les années 2010, les lanceurs d’alerte se mettent soudain à occuper l’espace médiatique. Ce tournant amorcé avec Irène Frachon explose avec Edward Snowden », observe Jean-Philippe Foegle, juriste et coordinateur de la Maison des lanceurs d’alerte. Edward Snowden qui refait justement parler de lui grâce à la publication de Mémoires vives, dans lequel il raconte son histoire. Celle d’un informaticien aujourd’hui exilé en Russie qui a révélé au monde entier le projet secret du gouvernement américain de collecter toutes nos conversations téléphoniques, textos et emails.

Des citoyens lambda

C’est peu dire qu’il s’agit là d’un sujet brûlant. Emmanuelle Amar, Irène Frachon, Edward Snowden, Antoine Deltour, Chelsea Manning, Julian Assange… À l’ère de la défiance généralisée, l’opinion se passionne pour ces héros malgré eux, souvent menacés, poursuivis pour avoir dénoncé une situation qu’ils jugeaient inacceptable. « Dans la plupart des cas, ce sont des cadres auxquels leur hiérarchie fait confiance, qui ont un accès privilégié, sur leur lieu de travail, à des informations concernant des cas de violation de l’intérêt général », indique Jean-Philippe Foegle. Dans l’absolu, n’importe quel citoyen lambda peut être lanceur d’alerte sans pour autant faire la une des journaux. 

À l’ère de la défiance généralisée, l’opinion se passionne pour ces héros malgré eux, souvent menacés, poursuivis pour avoir dénoncé une situation qu’ils jugeaient inacceptable.

C’est par exemple Marine Martin, mère deux enfants handicapés à cause de la Dépakine, qui dénonce depuis des années la toxicité de cet antiépileptique pour le fœtus. Ou Sylvie Robache qui a lancé une pétition en ligne contre le Lévothyrox prescrit en cas de trouble de la thyroïde. Ou encore Véronique Lapides, la mère d’un enfant scolarisé dans une école maternelle de Vincennes installée sur le site d’une ancienne usine Kodak, qui s’est battue pour faire reconnaître que les cancers pédiatriques rares survenus chez plusieurs élèves n’étaient pas dus au hasard… C’est aussi Sébastien Arsac, cofondateur de l’association L214, qui a été arrêté et condamné pour avoir filmé dans des abattoirs des porcs étourdis au CO2 avant d’être saignés, des agneaux assommés à coup de crochet, des animaux découpés encore vivants… On ne met pas toujours de visages sur leurs noms. Et pourtant chacun d’eux a un jour signalé un risque oublié, dénié, caché.

Il faut remonter aux années 1990 pour dénicher les premières occurrences de l’expression « lanceur d’alerte ». Les crises de la vache folle, du sang contaminé et de l’amiante secouent la France de l’époque. Quelques chercheurs réunis autour du sociologue Luc Boltanski s’intéressent alors à ces gens qui annoncent les catastrophes, prenant le relais des États. Pour les désigner, ils pensent d’abord à « prophètes de malheur ». Problème : l’image n’est pas du tout du goût d’Henri Pézerat, le toxicologue qui a identifié les dangers de l’amiante et obtenu son interdiction. Le sociologue Francis Chateauraynaud propose alors à la place « lanceurs d’alerte », une notion au cœur du livre qu’il publie avec Didier Torny, les Sombres Précurseurs, en 1999. 

Aux États-Unis, le terme de whistleblower (celui qui donne un coup de sifflet) existe depuis longtemps déjà. Le droit américain en fait mention dès le XIXe siècle, en pleine guerre de Sécession, pour désigner les pratiques qui consistent à lutter contre la corruption militaire. Mais c’est dans les années 1970 qu’il se popularise : « L’avocat Ralph Nader réunit en 1971 des personnes qui étaient l’objet de représailles pour avoir dénoncé certains faits, et plaide qu’elles ont agi dans l’intérêt général. Il invente le terme de whistleblower pour donner une connotation positive à l’action de ces individus à l’époque perçus comme des délateurs par l’opinion », rappelle Jean-Philippe Foegle. À la différence du whistleblower, qui divulgue des pratiques illégales au sein de son entreprise ou de son administration, le lanceur d’alerte ne porte pas forcément d’accusation. Il fait part de ses doutes. « Le lanceur d'alerte est lié au principe de précaution face à un danger ou une catastrophe à venir. La borne basse, c’est l'acte ordinaire de vigilance et d'attention par lequel tout un chacun lance des micro-alertes pour éviter des dommages ou des dérives ! Quand il découvre des intérêts et des pouvoirs qui bloquent le traitement de l'alerte, il devient dénonciateur », explique Francis Chateauraynaud.

À la différence du whistleblower, qui divulgue des pratiques illégales au sein de son entreprise ou de son administration, le lanceur d’alerte ne porte pas forcément d’accusation. Il fait part de ses doutes. 

Conscience professionnelle et morale personnelle

Alors qu’il exerce le métier de contrôleur qualité chez Castel viandes, une société d’abattage et de découpe de Loire-Atlantique en contrat avec Flunch et McDonald's, Pierre Hinard, qui est ingénieur agronome, découvre le pot aux roses : la remballe de viande avariée. Il alerte l’inspecteur vétérinaire à demeure : « Je suis allé le trouver pour qu’il saisisse les matières corrompues susceptibles de porter atteinte à la santé. Au lieu de quoi il est aussitôt allé prévenir mon patron de ma démarche », raconte Pierre Hinard. Il est mis à pied sur le champ. « J’étais bien vu de la direction, reconnu dans mon travail, correctement payé… J’avais tout à perdre à lancer l’alerte ! », admet-il aujourd’hui. Mais c’était sans compter la morale de cet homme, chrétien, élevé par des parents pionniers de l’agriculture biologique. « Ma mère se refusait à vendre aux autres ce qu’eux-mêmes ne pouvaient pas consommer à titre personnel. Je suis habité par l’idée de ne pas nuire à la planète et d’être utile aux autres. En tant que scientifique, j’avais conscience du risque que ma société faisait prendre aux enfants qui pouvaient se retrouver handicapés moteurs ou mental… voire mourir », confie encore cet homme dont l’histoire est relatée dans Omerta sur la viande (Grasset, 2014).

Emmanuelle Amar a elle aussi choisi d’être en accord avec sa conscience. Son combat se nourrit de la colère des mères qui ont donné naissance à des bébés sans bras. En novembre 2018, elle se rend à la maison de santé de Pont-d’Ain, petite commune au sud de Bourg-en-Bresse, où six femmes tout en retenue attendent des réponses à leurs questions. Sept si l’on compte celle qui les a rejointes en visioconférence, la huitième n’ayant pas pu venir. Certaines sont à vif, d’autres en colère, quelques-unes placides. Mais toutes veulent comprendre pourquoi l’agence nationale de santé publique soutient que c’est la faute à pas de chance. Sans jamais les avoir entendues. Aucun père ce jour-là : « Chez l’homme, la culpabilité se manifeste par la violence ou le silence… », suggère l’épidémiologiste. 

Le regard de l’autre m’oblige, il engage ma responsabilité si bien que je ne peux plus me défiler. C’est lévinassien !  - Emmanuelle Amar

Depuis la publication de son article dans la revue Environnement, risques et santé en 2016, les médias se sont saisis du sujet. Il aurait sans doute été plus naturel pour elle de se taire : « Je suis dans le monde hospitalier depuis l’âge de 21 ans. C’est un milieu clos : on pourrait vous arracher les doigts de pied que vous ne diriez rien ! », lâche-t-elle. Cela lui aurait en outre évité les campagnes de calomnie, les contre-feux scientifiques, l’impression d’être poussée à la faute… Peut-être même que les financements du Remera, le registre dont elle a la charge, n’auraient pas été coupés et qu’elle et son équipe n’auraient pas reçu de lettre de licenciement – procédure suspendue sur décision de la ministre de la Santé Agnès Buzyn. Seulement voilà. Il y avait sa conscience professionnelle et ces mères qu’il ne fallait pas laisser tomber : « Le regard de l’autre m’oblige, il engage ma responsabilité si bien que je ne peux plus me défiler. C’est lévinassien ! », philosophe Emmanuelle Amar.

Une éthique payée au prix fort 

Entre les citoyens et les institutions, le torchon brûle à en croire le baromètre sur la confiance du Cevipof publié en janvier. Cela explique peut-être la sympathie dont bénéficient les lanceurs d’alerte auprès d’un public qui a d’autant plus besoin de croire aux superhéros que la capacité de la puissance publique à gérer les crises est aujourd’hui mise en question. Reste que l’éthique se paye au prix fort. « On agit parce qu’on a une conscience, mais tout est fait pour nous faire regretter d’avoir pris le parti du bien commun, en négligeant notre intérêt personnel », proteste Pierre Hinard, qui vit des revenus de sa ferme convertie en agriculture biologique depuis son licenciement pour faute. 

Débouté aux prud'hommes, il a fait appel et attend. « Le rendu du jugement me reproche de ne pas pouvoir prouver que je faisais bien mon travail avant mon licenciement. Et passe sous silence que j’ai été lanceur d’alerte… » Quant à la date du procès au pénal contre son ancien employeur, elle tarde à être fixée. En principe, les lanceurs d’alerte sont pourtant protégés par la loi Sapin 2. Ce texte voté en 2016 interdit à l’employeur de prendre une mesure de rétorsion contre un salarié au motif que celui-ci aurait lancé une alerte. Mais encore faut-il être reconnu comme tel. « La loi sapin 2 prévoit que le lanceur d’alerte doit d’abord saisir son employeur, or dans la majorité des cas cela revient à se jeter dans la gueule du loup », estime Jean-Philippe Foegle. 

Le 7 octobre 2019, l’Europe a adopté une directive que les États membres devront transposer dans leur droit national d’ici à deux ans : si les lanceurs d’alerte « sont encouragés à utiliser en premier lieu les canaux internes » à leur organisation, ils « ne perdront pas la protection dont ils bénéficient s’ils décident de recourir en premier lieu à des canaux externes ». Encore faut-il réussir à établir un lien entre l’alerte qu’ils ont lancée et les mauvais traitements qu’ils subissent. Dans le cas de la syndicaliste d’Areva retrouvée chez elle bâillonnée et ligotée, un A gravé sur le ventre et le manche d’un couteau enfoncé dans le vagin, la justice n’a pas tranché. D’abord condamnée pour avoir inventé son agression, Maureen Kearney a été relaxée. Elle est convaincue d’avoir été victime de représailles pour avoir agité son réseau politique et médiatique contre un accord préparé par sa direction avec EDF et un électricien chinois. « L’enquête comportait des carences manifestes, mais je ne veux pas sombrer dans le complotisme », avance la journaliste Caroline Michel-Aguirre qui dresse son parcours dans la Syndicaliste (Stock). « J’espère qu’on saura un jour qui s’est introduit chez elle et dans quel but. »

À Lyon, le local du Remera est baigné d’une lumière blafarde. C’est là qu’Emmanuelle Amar traite les rapports d’autopsie et autres dossiers envoyés par les hôpitaux. « On a reçu un impayé de loyers qui s’élève à plus de 5000 €. Mes frais de déplacements ne m’ont pas été remboursés depuis deux ans », indique-t-elle. Mais l’épidémiologiste qui garde une très haute idée des institutions veut croire que « la vérité finit toujours pas triompher ».

Rédigé par ANAB

Publié dans #Consommation

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
L
C'est bien beau de promouvoir le lanceur d'alerte ! Encore faudrait il qu'il soit réellement protégé avec un cadre juridique de ce nom !!
Répondre
L
J'ai jamais dis que j'étais un lanceur d'alertes ! C'est incroyable cette malveillance quotidienne
J
Tu fais ce que tu veux nous on t'impose rien. <br /> On constate que tu n'es pas capable de donner ton vrai nom.<br /> Donc pour un lanceur d'alerte qui veut donner des leçons ça la fout mal.
L
C'est quoi cette dictature ? On n'a plus le droit d'utiliser un pseudo sur le net ?
J
Un lanceur d'alerte qui se cache sous un pseudo n'est pas crédible
R
Oui très bien.<br /> Et toi sapin2 anonyme qu'as tu fait pour cela ??<br /> Tu pourrais déjà laisser un nom plutôt qu'un lien
J
La puissance du silence, ou plutôt du « faire silence » est extrême. L’amiante par exemple a été déclarée toxique en 1937 et il aura fallu attendre 50 ans pour que son interdiction soit mise en place!<br /> La pollution atmosphérique commençait à faire parler d’elle dans les années 80 et qu’a t-on fait depuis de réel ? Les dangers du tabac et de l’alcool… pareil et avec un ministre de l’agriculture qui prétend que le bon vieux vin français n’est pas un alcool comme les autres, avec pour le tabac, une multitude de hauts responsables qui ont demandé et redemandé de nouvelles études pour vérifier la énième et dernière sur laquelle on pouvait avoir des doutes… depuis combien de temps pour les pesticides? Depuis combien de temps pour les adjuvants de la malbouffe, pour les médicaments toxiques… et la liste est longue!<br /> Nous avons des responsables coupables, qui mettent en première place la rentabilité et en dernière la vie des gens. Quelques morts, quelques enfants sans bras, quelques intoxiqués par la silicose ou l’amiante, les alcooliques et l’accidentologie, les désordres hormonaux d’origine phytosanitaire etc…ils s’en foutent éperdument pourvu qu’ils gardent leur place, leur parti, leur fortune, ils sont prêts à tout pour retarder les infos et actions utiles alors que d’autres solutions existent, pitoyable classe dirigeante qui s’estime tellement plus intelligente que le reste des populations, pitoyable classe qui tue bien hypocritement en argumentant avec perversion sur les sois disants doutes restants sur la toxicité de tous ces produits. Bon courage aux lanceurs d’alerte, mais ce sont eux les héros!
Répondre
J
Merci Roland
R
Jpl je souscris à ton constat. Notre démocratie est malade puisque nous élisons des personnes censées nous représenter qui en fait pensent d'abord à eux, à leurs potes et aux intérêts de leurs potes,<br /> Les lanceurs d'alerte eux sont des héros, tout à fait d'accord.