Comment votre future mort dicte votre consommation
Publié le 13 Décembre 2019
La mort est à la fois source de mystère, de fascination – et d’angoisse. Bien qu’étant inévitable, nous avons tendance à éviter d’y penser et de l’affronter directement, motivés par un instinct inné de survie. Selon l’anthropologue américain Ernest Becker, la peur de la mort serait la principale préoccupation chez l’homme, ce qui permettrait d’expliquer une multitude de comportements. Le déni de la mort serait même le fondement de la motivation humaine.
Plus spécifiquement, la littérature en marketing a relevé les effets de l’idée de sa propre mort sur les comportements de consommation, et notamment sur : les dépenses excessives (tant dans le nombre de produits achetés que sur le montant dépensé), l’intention d’achat, les préférences pour les produits de luxe et les valeurs matérialistes. L’interprétation principale associée à ces résultats consiste à penser la consommation comme un moyen de rehausser l’estime de soi (notamment dans nos sociétés consuméristes dans lesquels les objets ont une forte valeur symbolique) et de regagner du contrôle dans son existence.
Évitement et approche
Nous avons cherché à déterminer dans quelle mesure l’idée de mort influence les comportements en menant une expérimentation auprès de 360 individus âgés entre 40 et 80 ans. Dans cette étude, l’idée de fin a été manipulée afin de tester l’effet de trois conditions expérimentales créées avec des images : des rappels de la mort forts (explicites), des rappels de la mort faibles (subtiles, implicites), et une situation de contrôle (sans référence à l’idée de mort).
Cette étude a permis de mettre en évidence la coexistence de deux mécanismes mis en évidence par les théories de la motivation en réponse à l’idée de fin de vie : évitement et approche. La première motivation, l’évitement, incite l’individu chercher à éviter des résultats négatifs et indésirables ; la seconde, l’approche, le pousse au contraire à viser des résultats positifs et désirés.

Les résultats montrent l’effet de l’intensité des pensées liées à la mort sur l’adoption d’une stratégie spécifique. Plus précisément, lorsque les rappels de la mort sont forts, explicites, l’individu a tendance à adopter une stratégie d’évitement ; et lorsque les rappels de la mort sont faibles, implicites, l’individu a tendance à adopter une stratégie d’approche.
Penser à sa propre mort pourrait ainsi avoir des conséquences sur notre façon de consommer. Car si l’intensité des rappels de l’idée de sa propre mort suscite l’adoption d’une stratégie régulatrice spécifique (approche ou évitement), elle peut expliquer certains comportements de consommation associés à ces stratégies, et notamment nos préférences pour certains produits selon la façon dont ils sont présentés. Dans cette étude, nous avons fait le choix de ne choisir que des produits de consommation courante, purement utilitaires, sans aucun lien avec l’idée de mort (comme le dentifrice, le savon, l’eau aromatisée, la crème solaire), justement pour tester l’effet de cette idée sur une consommation a priori inattendue.
Outil motivationnel
Penser à sa propre mort de façon explicite suscite l’adoption d’une stratégie d’évitement pour se protéger d’un affect négatif potentiel ou d’une perte anticipée. Dans une telle situation, les produits présentés avec des arguments préventifs (tels que « ce produit vous permet d’éviter… », « ce produit vous protège contre… », « ce produit aide à prévenir… ») sont plus attractifs aux yeux du consommateur, même pour des produits qui n’ont aucun lien avec l’idée de mort, car ils permettent toutefois de regagner un contrôle sur son existence.
À l’inverse, penser à sa propre mort de façon plus implicite suscite l’adoption d’une stratégie d’approche car cela active une conscience « passive » qui amènerait les individus à vouloir plutôt profiter de la vie au maximum. Dans une telle situation, les produits présentés avec des arguments positifs (tels que « ce produit vous apporte… », « ce produit vous offre… ») sont plus attractifs, même s’ils n’ont a priori aucun lien avec l’idée de mort : leurs attributs positifs viennent assouvir la recherche d’informations positives permettant de faire face à l’anxiété potentielle liée à l’idée de fin de vie et de s’en distancer.

Ces résultats ouvrent donc la voie vers une meilleure compréhension des effets des pensées liées à la mort sur la prise de décision. Leur impact dans le cadre du marketing social et sociétal pour lequel la mort est très souvent illustrée est intéressant (lutte contre le tabac, appel aux dons contre la pauvreté ou la recherche médicale, campagnes de prévention et de dépistage, etc.).
Ainsi, selon la façon dont la mort est appréhendée dans ces publicités (avec une intensité plus ou moins forte), le type d’arguments utilisés (préventifs ou positifs) permet de créer des campagnes réellement efficaces, c’est-à-dire capables de susciter une réelle prise de conscience ou l’adoption de comportements spécifiques. Ces résultats donnent également des outils pour mieux communiquer avec des personnes en situation de forte vulnérabilité, lorsque l’idée de fin de vie est présente, pour les aider et les orienter. Penser à sa propre mort s’avère ainsi être un outil motivationnel puissant qui aide à mieux se comprendre soi-même et mieux comprendre les autres.
Cette contribution s’appuie sur l’article de recherche « L’impact de la saillance de mortalité sur les stratégies régulatrices et sur les préférences produits promotion et prévention », de Judith Partouche-Sebban et Denis Guiot, publié dans la revue « Management & Avenir » (2018).
Judith Partouche-Sebban, Professeur associé, Responsable du département Marketing and Value Creation, Titulaire de la chaire Living Health, PSB Paris School of Business – UGEI et Denis Guiot, Professeur de marketing, Université Paris Dauphine – PSL
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.