Sommes-nous trop “bêtes“ pour comprendre l'intelligence des animaux ?

Publié le 26 Mai 2020

     Sommes-nous trop “bêtes“ pour comprendre l'intelligence des animaux ?

Paru sur le site de lavie

L'homme est-il plus intelligent et donc supérieur à l'animal ? Frans de Waal, scientifique, biologiste et éthologue de formation, dévoile l'étendue des capacités mentales des animaux, et l'état de nos connaissances actuelles. 

 Et en France, vous avez des candidats femelles qui se présentent à l'élection présidentielle ? » Voilà où mènent quatre décennies d'étude des agissements des primates ! Psychologue, primatologue de renommée mondiale, l'Américano-Néerlandais Frans de Waal paraît avoir aiguisé auprès des animaux l'art de décrypter avec plus d'acuité les stratégies de ses semblables. Celui qui a exploré les comportements sociaux des singes, leurs processus de domination, de réconciliation et de coopération, a signé en 1992 un ouvrage, la Politique du chimpanzé (Éditions du Rocher), où il comparait les manoeuvres, les luttes d'influence et les règlements de compte chez ces animaux (les chimpanzés surtout) et les hommes politiques. 

C'est donc d'un oeil expert, et perçant, que ce scientifique, biologiste et éthologue de formation, a scruté ces derniers mois la campagne électorale américaine et les menées de Donald Trump. « Trump a incontestablement joué comme le grand chimpanzé ! Il a convaincu les républicains en éprouvant physiquement ses adversaires, en misant sur le registre de l'intimidation, en parlant d'une voix forte. Et ça, c'est un comportement de chimpanzé ! analyse-t-il. Devant une femme, ce comportement ne peut pas fonctionner. Cette stratégie est perçue comme un abus, quelque chose d'agressif et d'inacceptable. C'est peut-être ce qui explique, en partie, ses difficultés face à Hillary Clinton. »

Enseignant à l'université Emory d'Atlanta, directeur du centre Yerkes de recherche sur les primates, Frans de Waal publie aujourd'hui un passionnant essai, Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l'intelligence des animaux ? (les Liens qui libèrent). Avec verve et humour – il fut d'ailleurs récompensé en 2012 avec Jennifer Pokorny par un prix Ig Nobel d'anatomie (une parodie de prix Nobel) pour avoir démontré que les chimpanzés pouvaient se reconnaître en se regardant le derrière –, le chercheur dévoile l'étendue des capacités mentales des animaux, et l'état de nos connaissances actuelles. Entretien.

“Ce n'est pas une remise en cause de l'humanité“

Pensez-vous vraiment que nous sommes trop « bêtes » pour comprendre l'intelligence des animaux ?

En réalité, je suis optimiste ! Je pense que nous sommes assez intelligents pour comprendre les animaux mais il faut que nous changions d'attitude, pour ne plus les juger de notre seul point de vue. La vision anthropocentrée qui consiste à opposer intelligence humaine et intelligence animale, en nous prenant comme référence, est dépassée. Nous sommes fiers de certaines de nos capacités, mais il y a beaucoup de choses dont nous sommes incapables, comme l'écholocation : plus qu'un système de prévention des collisions, elle permet par exemple aux chauves-souris de dénicher et de poursuivre leurs proies. Il faut étudier les animaux dans leur environnement, leurs comportements habituels. Par exemple, pour comprendre les chiens, il est vain de leur faire passer des tests visuels ou d'utilisation des outils ! Les recherches, pour être pertinentes, doivent être basées sur leur anatomie, leurs capacités sensorielles... Il est indispensable de faire un effort pour s'imaginer être à leur place.

Paradoxalement, vous semblez dire que le grand public est plus « ouvert » à cette approche que le monde scientifique...

Le grand public est plus réceptif, dans le sens où beaucoup de personnes sont d'accord avec vous si vous leur dites que les chiens et des chats éprouvent des émotions, nourrissent des intentions, possèdent une personnalité. En revanche, parmi les scientifiques, il y a encore beaucoup de sceptiques. Durant la majeure partie du siècle dernier, prêter des intentions ou des émotions aux animaux relevait, au mieux, de la naïveté « populaire ». Les deux écoles de pensée dominantes considéraient les animaux soit comme des machines, obéissant à des stimuli pour obtenir une récompense, soit comme des « robots » pourvus d'instincts. Les comportements des animaux s'expliquaient soit par l'apprentissage et le conditionnement, soit par l'instinct ! J'ai écrit ce livre car beaucoup de scientifiques, en Europe plus qu'aux États-Unis, ont encore cette vision mécaniste des animaux !

Ces 25 dernières années se caractérisent selon vous par une effervescence des découvertes. Dans quels domaines précisément ?

La grande nouveauté est qu'il y a de nombreuses avancées dans l'étude d'espèces animales qui n'étaient jusqu'à présent pas considérées. Les scientifiques essaient de découvrir certaines capacités, déjà étudiées chez les grands singes, dans d'autres espèces : les corbeaux, les poissons, les éléphants, etc. Après avoir pensé que la reconnaissance des visages était le propre de l'homme, nous savons désormais que les singes ont cette capacité - certains singes du Burgers' Zoo, à Arnhem, aux Pays-Bas, me reconnaissent depuis 30 ans ! Nous avons également découvert cette reconnaissance des visages chez les moutons, les corbeaux ou même les guêpes. 

Beaucoup de scientifiques, en Europe plus qu'aux États-Unis, ont encore une vision mécaniste des animaux.

De même, les recherches sur la fabrication des outils, qui s'effectuaient auparavant sur les singes, ont été menées sur les corbeaux seulement durant la dernière décennie. En 2002, Betty, un corbeau d'une volière de l'université d'Oxford, a donné la première preuve en laboratoire de la fabrication d'outils, en dehors de l'ordre des primates : Betty utilisait son bec pour recourber un fil de fer droit en forme de crochet et attraper l'anse d'un petit seau, contenant un bout de viande placé dans un tube en verre. Des preuves d'utilisation des outils existent également chez les crocodiles, les alligators ou... un mollusque, la pieuvre veinée des mers proches de l'Indonésie ! Celle-ci récolte des coques de noix de coco qu'elle va transporter pour les utiliser comme une protection future !

À travers cet exemple, on aborde un autre domaine de recherches : la notion de perception du temps chez les animaux.

Effectivement, les études sur ce point, notamment sur les oiseaux et les chimpanzés, sont de plus en plus nombreuses. Est-ce que les animaux se projettent dans le futur ? Ces recherches nous renvoient à nos propres interrogations. Entrer dans un processus de planification, penser « en avance » signifie que l'on a conscience de nos décisions. Dans le passé, des découvertes avaient été effectuées en milieu naturel : les chimpanzés, par exemple, collectionnent des outils qu'ils n'utiliseront que deux heures plus tard ! Mais ce n'est que très récemment que des recherches systématiques sont menées.

L'étude du langage des animaux a toujours fasciné, or vous affichez votre méfiance par rapport à cette recherche !

Dans les années 1960 et 1970, c'était le but de tous les travaux, inspirés par une vision anthropocentrique : apprendre aux animaux, et notamment aux chimpanzés et aux dauphins, à communiquer en apprenant notre langue - en général l'anglais. Au début, tout le monde a été très impressionné. Mais la déception est arrivée : les chimpanzés apprenaient peut-être 250 mots, ils en connaissaient les significations, mais ils les utilisaient pour demander une banane, ou jouer... Ils ne se servaient pas de ce vocabulaire pour une discussion avec l'homme, débattre sur la nature de l'existence ! Selon moi, cela prouve que nous sommes la seule espèce linguistique.

Est-ce que les animaux se projettent dans le futur ? Ces recherches nous renvoient à nos propres interrogations.

Pourtant, certains cas sont passionnants, comme celui d'Alex, un perroquet gris du Gabon, élevé et étudié pendant 30 ans par une psychologue américaine, Irene Pepperberg...

Ce perroquet, mort en 2007, maîtrisait le concept de « matériau ». Après avoir touché un objet avec son bec et sa langue, il pouvait dire si c'était du verre, du métal, du bois, etc. Il pouvait également distinguer sa taille, une couleur différente parmi d'autres. Cela a montré que l'on pouvait développer des concepts indépendamment du langage. Le langage, important pour communiquer, n'est donc pas l'unique outil pour penser !

Espérez-vous beaucoup de l'apport des neurosciences ?

Les neurosciences sont importantes car les scientifiques savent qu'un cerveau de rat, de singe ou de chien n'est pas très différent de celui d'un homme. D'ailleurs, après avoir longtemps ignoré les chiens, parce qu'ils étaient des animaux domestiques, donc génétiquement modifiés et artificiels, les scientifiques commencent à s'y intéresser. Les chiens sont très coopératifs ! On peut les entraîner à se soumettre à des IRM. Il a d'ailleurs été démontré, par le neuroscientifique Gregory Berns, que les mêmes aires cérébrales, chez les hommes et les chiens, sont engagées dans l'activation des zones de plaisir.

Ces découvertes doivent-elles influer sur la façon dont nous traitons les animaux ?

Ces évolutions, qui démontrent également que les animaux font preuve d'empathie et de solidarité, ont en effet des implications morales. Je crois que nous avons des obligations envers les animaux. Je suis sensible à la souffrance animale. La façon dont ils sont traités dans les élevages industriels est inacceptable. Mais j'ignore sincèrement quelles traductions leur donner dans le domaine juridique. Est-ce que nous avons le droit de manger des animaux ? Et le lion a-t-il le droit de manger une antilope ? Cela est très complexe. Et ce n'est pas l'ethologue qui peut y répondre...

Je crois que nous avons des obligations envers les animaux.

Après plus de quatre décennies d'étude des primates, êtes-vous toujours émerveillé par les capacités mentales des animaux ?

Absolument ! Par exemple, il y a quelques années, avec Sarah Brosnan, j'ai travaillé sur le sens de la justice chez les singes capucins. L'expérience a ensuite été menée avec d'autres singes, des chiens, des oiseaux. Elle se déroulait avec deux singes dont la tâche était de nous donner une pierre. Si l'un recevait du raisin après l'avoir accomplie, et que l'autre n'avait qu'un bout de concombre, ce dernier se sentait floué et finissait par réagir à cette injustice en jetant la pierre contre le mur !

Ne s'agit-il pas, finalement, à travers toutes ces recherches, de mieux comprendre l'homme ?

Très certainement. Je mène actuellement des études dans les salles de chirurgie des hôpitaux d'Europe et du monde. Nous notons les conflits entre chirurgiens, les comportements agressifs ou affectueux, les rapports de domination, etc. Il est étonnant de voir à quel point ces observations rejoignent celles effectuées sur les chimpanzés !

Que vaut la vie d'un chat face à un TGV en retard ?

Ayumu, le roi de la mémoire

Pensionnaire de l'Institut de recherche sur les primates de l'université de Kyoto, au Japon, le chimpanzé Ayumu est un as. Ce jeune mâle a démontré,en 2007, qu'il était capable de mémoriser, grâce à sa mémoire photographique, une série de chiffres, de 1 à 9… Alors que ceux-ci sont disposés au hasard sur l'écran,et remplacés par des carrés blancs, il peut les taper dans l'ordre sur un écran tactile ! « J'ai moi-même passé le test, raconte Frans de Waal dans son ouvrage Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l'intelligence des animaux ?, et j'ai été incapable de me souvenir de plus de cinq chiffres après avoir fixé l'écran pendant plusieurs secondes, alors qu'Ayumu n'a besoin de le regarder que pendant 210 millisecondes pour en faire autant. »

Les orques, reines de la coopération

La capacité des orques à agir de manière coordonnée est exceptionnelle. Lorsqu'ils repèrent un phoque qui dérive, malheureusement pour lui, sur un bloc de glace, ces mammifères des mers cernant la péninsule Antarctique l'éloignent vers le large. Unissant leurs efforts, se regroupant par quatre ou cinq, ils foncent vers leur proie de manière synchronisée. Leur assaut crée une vague qui précipite le phoque dans la bouche de l'une des orques. On ignore pour quel motif. « Même si les orquesse repassent ensuite le phoque entre elles, note Frans de Waal, elles finissent souvent par le relâcher. On les a même vues reposer un phoque sur un autre bloc de glace pour qu'il continue à y couler des jours heureux. » Lions, singes capucins et chimpanzés sont également capables d'un travail collectif très approfondi.

Rédigé par ANAB

Publié dans #Apprendre de la nature

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