“S'adapter au changement climatique est un devoir”
Publié le 2 Juin 2020
Pour le climatologue Hervé Le Treut, dont les travaux en Nouvelle-Aquitaine sont à l'origine du programme Néo Terra, l'adaptation passe avant tout par des arbitrages politiques.
Climatologue de renom, Hervé Le Treut a toujours cherché à appréhender ensemble les dimensions globale et locale du changement climatique. Ainsi, dès 2011, il fut le maître d'oeuvre d'un ambitieux travail pluridisciplinaire en Aquitaine, une région où il a étudié et où il partage une maison familiale au Cap Ferret.
Ce travail novateur a donné lieu à deux ouvrages, l'un de 360 pages en 2013, les Impacts du changement climatique en Aquitaine (Presses universitaires de Bordeaux), l'autre, plus long encore, en 2018, intitulé Anticiper les changements climatiques en Nouvelle-Aquitaine. Pour agir dans les territoires, regroupant les travaux de 240 chercheurs régionaux.
Ces travaux ont contribué au programme d'action Néo Terra, validé en juillet 2019 par un vote du conseil régional de Nouvelle-Aquitaine. La plus grande région de France s'est ainsi donné un outil d'adaptation à tous les grands enjeux régionaux du changement climatique : vignoble, érosion du littoral, urbanisme, agriculture, tourisme, ressource en eau, etc. Autant de défis vertigineux. Entretien.
On a longtemps considéré qu'il fallait d'abord lutter contre le changement climatique en faisant baisser les émissions de gaz à effet de serre. Or, devant la faiblesse des résultats obtenus, de plus en plus de responsables se tournent vers le second volet, celui de l'adaptation. Ce changement de stratégie vous paraît-il souhaitable ?
Le problème climatique d'aujourd'hui n'est pas du tout celui que l'on a connu il y a 20 ou 40 ans. Quand j'ai commencé mon travail sur ce sujet, dans les années 1980, les niveaux de CO2 dans l'atmosphère étaient encore relativement faibles, aux alentours de 300 particules par million (ppm). Aujourd'hui, on est à plus de 400 ppm, sans parler de tout le CO2 que l'on a stocké dans les océans. Je ne pensais pas que, de mon vivant, je verrais à ce point les effets du réchauffement. Au moment de l'adoption de la convention cadre des Nations unies sur le changement climatique, au Sommet de la Terre de Rio en 1992, on était à 5 ou 6 milliards de tonnes de carbone émises chaque année dans l'atmosphère ; aujourd'hui, on en est à 10 milliards de tonnes, soit deux fois plus. Et rien n'indique que ces émissions vont baisser à court ou moyen terme, d'autant plus que tout ce CO2 va rester stocké longtemps dans l'atmosphère...
Les symptômes du changement climatique - les canicules et les épisodes extrêmes, notamment - doivent être vus comme des signes précurseurs. Ce n'est déjà pas très facile à vivre aujourd'hui, mais quelle sera la réaction de la société civile quand on sera à des niveaux de température encore bien supérieurs à ce que l'on a connu à l'été 2019 ? Il y a une forme de déni dans l'opinion publique face aux changements radicaux que nous devons opérer. En France, on parle ainsi de « neutralité carbone à l'horizon 2050 », sans mesurer toutes les conséquences que cela implique. L'adaptation, ce n'est pas une stratégie, c'est un devoir. Et l'on a beaucoup trop tardé à engager cette mutation.
Je ne pensais pas que, de mon vivant, je verrais à ce point les effets du réchauffement
Mais peut-on vraiment s'adapter à un monde qui va se réchauffer au-delà de 2 °C, voire de 3 °C ?
Partiellement seulement. Cela demande aux services de l'État, aux responsables des infrastructures, aux urbanistes, etc., de se projeter dans l'avenir. Cette adaptation aura un prix. Par exemple, un prix à payer en termes d'augmentation du nombre de conflits et d'atteintes à la biodiversité, deux conséquences majeures du réchauffement climatique. C'est pour cela qu'il ne faut rien lâcher sur le plan de l'atténuation, même si cela ne suffira pas. Il faut faire les deux : atténuation et adaptation.
Depuis 2011, vous dirigez un important travail sur les impacts du changement climatique en Nouvelle-Aquitaine, qui a donné lieu à un programme d'action intitulé Néo Terra. Quelles en sont les grandes lignes ?
Si je n'avais pas eu la chance de travailler sur ces dynamiques régionales, je crois que, en tant que climatologue, j'aurai un peu déprimé. Néo Terra, qui s'appuie à la fois sur AcclimaTerra et sur le projet Ecobiose, consacré à la biodiversité, c'est une feuille de route concrète et exigeante pour la région en termes de transition énergétique, écologique, agricole, etc., à l'horizon 2030. Elle se fixe 11 ambitions, qui vont du mix énergétique au développement des mobilités propres, en passant par l'agroécologie, accompagnées d'engagements chiffrés et d'actions concrètes.
J'ose espérer que, si l'on est arrivé à une forme de consensus, c'est parce qu'il y a eu, au préalable, un diagnostic partagé grâce au travail des 400 scientifiques et chercheurs de la région, qui a mis en avant une approche systémique des problèmes. Par exemple, sur l'épineux problème de la ressource en eau, le premier rapport scientifique comprenait trois études sur l'eau : les rivières, les eaux superficielles et les eaux souterraines. Mais cette approche en silo n'aidait pas à une bonne prise de décision. Aussi, dans le second rapport, avons-nous décidé de les fondre en un seul chapitre, en disant qu'il n'y a qu'une seule ressource en eau et que l'agriculture doit en tenir compte dans ses pratiques.
D'après vous, quel visage aura la région Nouvelle-Aquitaine après 2050 ? Sera-t-elle encore habitable ?
À une époque, j'ai dit que le climat de Bordeaux serait un jour celui de Séville, en Andalousie. Cela s'est très vite répandu, ce qui m'a amené à préciser que c'était vrai pour les températures, qui dépasseront très certainement les 40 °C l'été, mais plus incertain pour l'eau. Car la proximité de l'Atlantique nous garantit tout de même un certain niveau de précipitations, même si celles-ci seront entrecoupées par des périodes de sécheresse. Donc, sur ce plan, la Nouvelle-Aquitaine sera largement habitable, sauf peut-être dans des zones littorales et dans l'estuaire de la Gironde, menacés par l'érosion du littoral et par la montée du niveau de la mer.
Dans ces rapports, le verbe « anticiper » et le mot « vulnérabilité » reviennent quasiment à toutes les pages. Mais sont-ils conciliables ?
C'est en tout cas l'ambition de tout ce travail, auquel j'ajouterai le mot « solidarité ». La vulnérabilité, c'est un diagnostic. Anticiper, c'est un mode d'action qui implique des arbitrages politiques entre des réalités qui vont devenir incompatibles. C'est une approche très pertinente à l'échelle de la région, où, à partir de territoires bien identifiés, on peut essayer de bâtir des compromis et du consensus, puis de les transposer dans d'autres régions, en France et dans le monde. Comme on le dit parfois, « l'universel, c'est le local sans les frontières ».
Il faut se battre encore, dixième de degré par dixième de degré, et non jeter l'éponge, ce à quoi peuvent conduire certaines formes de collapsologie
La collapsologie et la théorie de l'effondrement sont devenues très populaires dans certains milieux écologistes. Comment le scientifique réagit-il vis-à-vis de ceux qui affirment que « c'est foutu » ?
L'utilisation de la science devrait être, à mon avis, un peu plus précautionneuse. La science ne dit pas du tout que c'est foutu. La science dit qu'on est en train d'escalader les marches d'un escalier dont on ne sait pas jusqu'à quelle altitude il va nous mener. Si on dépasse la marche 2 °C, on est plus haut que la marche 1,5 °C, qui est l'objectif chiffré de l'Accord de Paris. Puis, malheureusement, il peut y avoir ensuite les marches 3 °C ou 4 °C, voire plus, vers lesquelles on se dirige actuellement. Mais, en réalité, on ne sait pas à quel niveau se trouve l'enfer de Dante...
Il y a des points possibles de bascule : la disparition de l'Amazonie, la disparition des glaces polaires, la fonte du permafrost qui libérerait du méthane... Autant de sujets pour de réelles inquiétudes, mais sans certitude scientifique. On a donc intérêt à monter le moins de marches possible. D'où l'importance de se battre encore, dixième de degré par dixième de degré. Le problème d'aujourd'hui n'est pas de jeter l'éponge, ce à quoi peuvent conduire certaines formes de collapsologie : nous devons collectivement admettre qu'à cause du réchauffement déjà enclenché, nous sommes entrés dans un monde où tout va être différent. C'est aussi pour cela qu'il faut, sans tarder, engager des politiques d'adaptation.