Tueurs d’épicéas, les scolytes dévastent les forêts des Ardennes
Publié le 29 Décembre 2020
paru sur Reporterre le 23/11/2020
Discrètement, sous la canopée des forêts des Ardennes, depuis l’été 2018, les épicéas tombent par milliers sous les attaques d’un petit coléoptère, le scolyte typographe. En cause ? Le changement climatique. Face à cette crise sanitaire, « l’Office national des forêts est sous-dimensionné ».
- Parc naturel régional des Ardennes, reportage
En vieux celtique, Ardennes désigne les forêts. Ce nom n’est pas usurpé : au-dessus de Charleville-Mézières, là où le parc naturel régional des Ardennes forme un cap dans la Belgique, elles recouvrent tout. Mais discrètement, sous leur canopée, depuis l’été 2018, les épicéas tombent par milliers sous les attaques d’un coléoptère d’à peine cinq millimètres de long, le scolyte typographe (Ips typographus). Les forêts domaniales du Bois de l’Or et des Fourmis, de la Croix Scaille, des Potées, de Château Regnault, des Hazelles... sans compter les communales. Aucune forêt publique, gérée par l’Office national des forêts (ONF), n’est épargnée.
En cause ? Le changement climatique. La succession de périodes de sécheresse, dans cette région à la pluviométrie habituellement abondante et régulière, a affaibli les peuplements d’épicéas. Le radoucissement moyen et la réduction des amplitudes thermiques favorisent le cycle de reproduction du coléoptère. Enfin, comme les épicéas ont été plantés en monoculture, lors de leur introduction massive dans les années 1930 et surtout 1950, l’épidémie s’étend sans obstacles.
Conséquence : des pans entiers de forêts d’épicéas disparaissent sous les coupes rases car la seule solution, pour lutter contre le scolyte, est d’évacuer les arbres touchés.
« En 2019, j’ai suivi de près les premières attaques, raconte Charles Papageorgiou, technicien forestier territorial, nom officiel des gardes forestiers de l’ONF, l’Office national des forêts. J’ai martelé les épicéas scolytés au fur et à mesure, tout l’été. Heureusement, une entreprise devait commencer un chantier début août. Je ne l’ai pas lâchée avant qu’elle ait fini d’exploiter tous les arbres « piqués ». Ça a duré peut-être trois mois ! » Le martelage, c’est le fait de marquer les arbres afin de désigner ceux qui seront prochainement récoltés. Dans son triage — la superficie du domaine surveillé par un garde forestier — la moitié de la forêt est en épicéas. En année normale, 1.000 à 1.500 m3 sont destinés à la vente. De 2016 à 2018, ils ont été martelés, mais pas coupés, l’ONF attendant parfois d’atteindre un certain volume cumulé avant de procéder à sa mise en vente. Du coup, au printemps 2019, l’équivalent de quatre années de bois sain, soit 6.000 m3, a été abattu. Normal. Mais, à partir de l’été, 12.000 m3 de bois scolytés ont été rasés en plus.
Face à cette crise sanitaire, « l’ONF est sous-dimensionné », juge Raphaël Kieffert, garde forestier, représentant du Snupfen Solidaires dans les Ardennes. Comme partout en France, en forêt et dans les bureaux, les effectifs fondent au fil des ans. Les postes dont les titulaires sont partis (retraite, mobilité, etc) sont peu remplacés. De plus en plus, après plusieurs mois de vacances, et au gré des restrictions budgétaires imposées à l’ONF, ces postes finissent par être supprimés. « On avait pas mal de postes vacants, dit ainsi Jacques Baudelot, directeur de l’agence des Ardennes. Mais cette année, on a pu recruter des contractuels en CDI, et deux CDD dédiés au scolyte. La direction territoriale a fait des efforts pour les Ardennes et la Meuse. » Ça ne suffit pas. « En tant que responsable, je suis obligé de fixer des priorités, reconnaît-il. Sans cela, je connais l’engagement des gars : ils travailleraient en permanence. Et ça, ce ne serait pas acceptable. »
Les missions pédagogiques et d’accueil du public sont rayées des agendas, confirme Raphaël Kieffert. Les missions de protection de l’environnement sont mises à mal face aux exigences de production de bois. Mais « officiellement, insiste-t-il, nous sommes censés mener toutes nos missions. Ces priorités ne sont jamais écrites... » Débordés de travail, les agents souffrent autant de l’état des forêts — fruits des soins de plusieurs générations — que de la perte de sens de leur métier et du sort réservé à leur statut et à l’ONF [1]. Beaucoup le disent, cette crise sanitaire dans les forêts résonne avec celle du Covid-19.
L’équipe de l’unité territoriale ONF « Crêtes et Rièzes », dans l’ouest du parc national régional des Ardennes, dans la forêt des Potées, martèle. Les yeux rivés sur les houppiers et les troncs, ils marquent les épicéas « scolytés » le long d’une autoroute, l’A304, entrée en service en juillet 2018. Charles Papageorgiou, en charge de la parcelle, m’explique : « Le côté où l’on martèle s’est retrouvé exposé par l’emprise de l’autoroute. En hiver, ça caille, en été, ça crame. Au moindre gros coup de vent, ça fait des chablis [des arbres déracinés]. Les arbres vont mal et ils constituent des points sensibles pour les attaques de scolytes. » Progressivement, cette partie de la forêt est grignotée à coup de coupes rases de trente à cinquante mètres de large.
Lors d’un deuxième séjour en février 2020, je cherche à photographier des scolytes. On me prévient : en février, ils sont sous terre. Pourtant, je reçois un appel du service de santé des forêts du ministère de l’Agriculture, basé à Metz : un ingénieur-chercheur en a trouvé, vivants, sous l’écorce d’un épicéa. Mauvais signe... Lors de ma visite, il me présente aussi une vieille collection de scolytes. Il existe des dizaines d’espèces, chacune inféodée à une essence ou à un état des arbres. Le typographe s’attaque ainsi aux épicéas adultes, à l’écorce épaisse. Le chalcographe, plus petit, s’installe dans les jeunes pousses. Les scolytes bloquent la circulation de la sève dans le tronc, et entraînent la mort de l’arbre. Quelques jours plus tard, Alexis, agent des Ardennes, m’en a montré des vivants, dans une parcelle en pleine régénération. Encore un mauvais signe...
Un coup de hachette pour faire sauter l’écorce, un coup du sceau de l’ONF et un point à la bombe de peinture rouge pour signifier l’attaque par les scolytes dans la forêt des Potées. L’équipe de l’unité territoriale « Crêtes et Rièzes » marque et évalue en cette fin d’octobre le volume des épicéas malades, afin qu’ils soient coupés et mis en vente. Dans un fonctionnement idéal, il faudrait qu’ils soient rapidement abattus et sortis de la forêt. C’est le seul moyen de lutter contre la propagation de l’insecte. Cependant, l’ONF peine à mobiliser les exploitants forestiers et leurs engins, pas assez nombreux. Des parcelles de bois scolytés peuvent rester des mois sur pieds avant d’être coupées.
Après chaque martelage, l’équipe déjeune dans une cabane forestière de l’ONF, au bord de l’étang de Bérulle. Dans l’après-midi, elle ira marteler une forêt communale gérée par Nicolas. Un premier martelage y avait été réalisé, il y a quelques mois. À l’époque, un acheteur s’était déclaré preneur, à cinq euros le m3. Une misère à côté des prix d’avant crise. Cependant, il n’est pas venu couper son bois et, depuis, la tâche de scolyte s’est étendue. Là, Nicolas est plutôt content : un exploitant est prêt à acheter l’ensemble, pour un euro de plus le m3, et à venir couper tout de suite. Avant que la saison des chantiers forestiers ne s’achève complètement, les équipes de l’ONF sont poussées à marteler le plus possible. En temps normal, cette activité occupe le collectif deux demi-journées par semaine. Depuis l’été, il n’est pas rare qu’ils en fassent tous les jours.
L’ONF a longtemps espéré que la forêt de la Croix Scaille, située au nord, dans la zone la plus haute des Ardennes françaises, échapperait à l’épidémie. Car, dans cette station d’implantation, l’épicéa trouve les températures fraiches et l’humidité permanente dont il a besoin. Mais la forêt n’a pas résisté à cette troisième année d’épidémie. Un important chantier forestier, commandité par l’ONF, vient de s’y achever. « On a concentré des moyens d’exploitation sur cette forêt en espérant circonscrire l’épidémie », explique Jacques Baudelot, directeur de l’agence départementale de l’ONF. Ce n’est pas gagné...
« Le chantier aurait dû cesser dès qu’il s’est mis à pleuvoir. Pour protéger les sols », estime pour sa part Raphaël Kieffert. Trop tard. Là où les engins forestiers sont passés et repassés, tractant de lourdes grumes, les sols gorgés d’eau sont complètement déstructurés et resteront longtemps perdus pour la biodiversité et la sylviculture. Le ruisseau qui coule dans la zone est pollué par les boues. Le délégué syndical estime que sous prétexte de crise sanitaire, l’ONF fait passer la production de bois et les intérêts des exploitants avant la protection de l’environnement.
Sous l’écorce d’un épicéa récemment abattu, je trouve des scolytes qui se baladent. Fin octobre, ils devraient pourtant avoir cessé leur activité pour hiberner dans les sols. C’est inquiétant...
Février 2020, Les-Vieux-Moulins-de-Thilay, dans la forêt de la Croix Scaille. J’ai rencontré Estelle Beaufort en février. La forêt de la Croix Scaille n’est pas dans son triage, mais elle la connaît bien. Enfant, c’était son terrain de jeu, lorsqu’elle venait aux Vieux-Moulins-de-Thilay, chez ses grands-parents. Aujourd’hui, elle y est responsable de la « placette » du Réseau national de suivi à long terme des écosystèmes forestiers (Renecofor), une aire d’observation de deux hectares, au milieu de la forêt, où sont réalisées des mesures météorologiques et biologiques sur une quarantaine d’épicéas. Ce jour-là, elle m’explique que depuis qu’elle est capable de monter sur des skis de fond, elle n’a pas raté une saison sur les pistes du village. Jusqu’à cet hiver... car il n’y avait pas de neige.
- À l’entrée du village des Vieux-Moulins-de-Thilay, dans la forêt domaniale de la Croix-Scaille. L’ONF a installé une « placette », dans laquelle des prélèvements sont faits toutes les semaines.
Cette « placette » Renecofor de la Croix Scaille est associée à une station météorologique, située à deux kilomètres, hors couvert. Des mesures y sont prises quotidiennement depuis fin 1994. J’étudie les séries de données, mise à jour fin septembre. Je constate qu’en vingt-cinq ans, la température moyenne annuelle a augmenté de presque 1 °C. En une dizaine d’années, la durée annuelle de gel a fondu comme neige au soleil. La pluviométrie baisse d’année en année. Les longues périodes sans précipitations se font plus nombreuses depuis trois ans. En 2018, année de démarrage de l’épidémie de scolyte, la région a connu quarante-deux jours consécutifs sans pluie.
Fin octobre, je retourne dans la forêt domaniale du Bois de l’Or et des Fourmis. Je rencontre un ouvrier belge, juché sur sa débardeuse. Avec cet engin, il déplace tout seul des centaines de grumes d’épicéas, de la forêt vers les zones de stockage en bord des chemins forestiers. Alors qu’il pleut, je m’enquiers de ses conditions de travail. « Dans cette machine, je suis à l’abri. Là, elle est en panne. Mais, demain, je serai là. On a dû couper septante-cinq hectares ici ! » Plus de cent terrains de foot en quelques semaines...
En février 2020, on pouvait déjà constater de nombreuses coupes rases dans le bois. Huit mois plus tard, le spectacle est affligeant. D’énormes trouées, très étendues, ont été réalisées au cours de l’année. C’est probablement la forêt la plus touchée du parc naturel. C’est aussi une forêt dont le poste de garde forestier est resté vacant pendant un an, après le suicide de l’agent qui l’occupait, en octobre 2019. Un « évènement » qui a profondément marqué ses collègues des Ardennes.
En retournant à l’entrée de la forêt, je tombe sur plusieurs poids lourds appartenant à la société de transport chinoise, Yang Ming. Un grumier remplit leurs conteneurs de bois de 11 m 80 de long. Ils vont partir pour la Chine, par bateau, où ils seront transformés en planches de coffrage, des planches qui serviront une seule fois, avant d’être brûlées. Bilan carbone désastreux... Trouver des acheteurs pour écouler l’extraordinaire volume de bois est un enjeu. Le marché local est saturé. Outre les bateaux pour la Chine, des camions partent pour la Bretagne et bientôt des trains hebdomadaires livreront les usines de cellulose du Sud-Ouest.
Partout, en bord de chemins forestiers et sur les bas-côtés des routes départementales 88 et 989, les billots d’épicéas, de toutes tailles, s’entassent. Dans une année normale, explique Jacques Baudelot, l’ONF coupe environ 70.000 m3 d’épicéas. « Depuis l’été 2018, donc en deux années, nous avons coupé ou programmé de couper près de 300.000 m3 de scolytés. Sans le coronavirus, je pense qu’on en aurait eu 100.000 m3 de plus... » Et la crise est loin d’être terminée.
En attendant, sous le prisme du changement climatique, l’ONF se projette dans la reconstitution des forêts, qui va concerner au moins sept cents hectares dans les deux années à venir, selon Jacques Baudelot. Comment ? Seule certitude : plus question de monoculture. Pour le reste, il y a débat : laisser faire la nature pendant deux ans et aviser ? Replanter tout de suite des essences locales ? Aller chercher des essences exotiques, comme le chêne de Hongrie, le cèdre du Liban, le hêtre du Caucase ou encore le frêne de Mandchourie ? En tout cas, le gouvernement a injecté, au travers du plan de relance, cinquante millions d’euros dans le reboisement.