Les bêtes très humaines selon Peter Wohlleben (1/2)
Publié le 8 Juin 2021
paru sur Nouvelobs
De la tique à l’abeille en passant par la corneille, le cerf, le rat, le cochon ou le lapin, Peter Wohlleben nous raconte dans "la Vie secrète des animaux" que les sentiments ne sont pas le propre de l’homme. Extraits.
De la tique à l’abeille en passant par la corneille, le cerf, le rat, le cochon ou le lapin, Peter Wohlleben, auteur de "la Vie secrète des arbres", nous explique désormais dans "la Vie secrète des animaux" que les sentiments ne sont pas le propre de l’homme. Extraits.
"Si l'hirondelle mâle ne trouve pas sa femelle au nid à son retour, il pousse un cri d'alarme. La femelle, qui s'imagine qu'un danger approche, revient au nid fissa. Cette fausse alerte permet au mâle d'empêcher la femelle de lui être infidèle en son absence. Quand les œufs sont pondus, il ne se fait plus de souci, et les cris trompeurs cessent. Autre exemple de cette capacité à tromper : celui des mésanges charbonnières, que l'on trouve un peu partout, et qui n'hésitent pas, au besoin, à raconter des histoires. Car quand il s'agit de manger, charité bien ordonnée commence par soi-même.
Ces jolis oiseaux à la tête blanc et noir possèdent un langage élaboré, leur servant notamment à signaler à la communauté la présence d'un ennemi. Parmi ces prédateurs se trouve l'épervier d'Europe, un petit rapace qui ressemble à l'autour des palombes et chasse de préférence dans les jardins. Moineaux, rouges-gorges ou mésanges : il fond sur eux et les mange dans les buissons les plus proches.
Une mésange noire, qui voit venir le danger de loin, mettra en garde ses congénères en émettant un son aigu, inaudible pour l'épervier, mais permettant à tout le clan de se mettre à l'abri, ni vu ni connu. Si, en revanche, le rapace se rapproche déjà dangereusement, l'avertissement retentit dans des fréquences plus basses. Toutes les mésanges savent alors que l'attaque de l'épervier est imminente. L'agresseur entend cette fois-ci la mésange zinzinuler et sait que son attaque ne sera pas une surprise. Il est fréquent qu'il fasse chou blanc quand les mésanges sont ainsi sur leurs gardes.
La communauté fonctionne bien, et certaines mésanges en profitent impudemment. Si un rare délice se présente, et qu'il n'y en a pas pour tout le monde, ces petites menteuses poussent le cri d'alarme bien connu. Toutes filent se mettre à l'abri – enfin presque toutes. Car la tricheuse, elle, se régale tranquillement tout son content.
Qu'en est-il de l'infidélité ? C'est aussi une forme de tromperie, si du moins elle est commise en connaissance de cause, comme c'est le cas chez le mâle de la pie […] Les pies, comme d'autres corvidés, peuvent s'unir pour la vie. Les deux partenaires choisissent un territoire, n'en changent plus des années durant, et le défendent ardemment contre l'intrusion de leurs congénères, à l'évidence pour éviter les infidélités. Une fois les œufs pondus, en effet, quand la reproduction est à peu près terminée, les frontières du territoire sont gardées avec bien moins de zèle. Pour autant, l'hypocrisie n'est pas exclue auparavant, du moins du côté du mâle. Alors que la femelle fait preuve d'agressivité pour chasser toute concurrence de son territoire, son partenaire est un opportuniste. Si sa femelle le regarde ou peut l'entendre, il repousse, lui aussi, les femelles qui s'approchent. Mais s'il ne se croit pas observé, il fait une cour empressée aux nouvelles beautés de passage.
La photo de ce pithécophage des Philippines est signée Tim Flach, photographe
britannique mondialement admiré pour la qualité de ses images d’animaux, saisis sous l’éclairage de son studio. Dans son dernier livre, "Portraits de la vie sauvage" (Editions Prisma), il magnifie les espèces animales en voie de disparition.
L'abeille est parfaitement capable de se souvenir de certaines personnes : qui l'embête est attaqué, qui la laisse en paix peut se risquer bien plus près. Le professeur Randolf Menzel, de l'université libre de Berlin, a fait bien d'autres découvertes étonnantes… Les jeunes abeilles qui quittent la ruche pour la première fois se servent du soleil comme d'une sorte de boussole. Elles mettent au point, grâce à lui, une carte intérieure des alentours de leur logis, qui leur permet de retenir leurs itinéraires de vol. En bref, elles se représentent leur environnement. En matière d'orientation, elles nous ressemblent, donc, puisque nous possédons, nous aussi, ce genre de carte intérieure. Mais ce n'est pas tout…
Au moyen d'une danse exécutée à leur retour devant leurs congénères, les ouvrières donnent des indications sur l'abondance, la direction et l'éloignement de la source de nectar : un champ de colza à la floraison luxuriante, par exemple.
Randolf Menzel et ses collaborateurs ont fait l'expérience de supprimer cette source. Les abeilles, qui sont rentrées frustrées, se sont alors procuré les coordonnées de nouveaux champs de fleurs auprès d'autres ouvrières, toujours grâce à leur danse. Quand les chercheurs supprimèrent aussi cette seconde source d'approvisionnement, la frustration gagna de nouveau les abeilles de retour à la ruche. Les observations de Menzel ne s'arrêtent pas là, tant s'en faut…
Certaines abeilles firent une nouvelle tentative au premier endroit et, quand elles s'aperçurent qu'il n'y avait toujours rien, elles filèrent directement vers le second. Comment s'y sont-elles prises ? La danse de leurs semblables ne leur avait indiqué que la distance et la direction par rapport à la ruche. Seule explication possible : les petites bêtes ont su utiliser avec pertinence les informations concernant le second endroit pour le trouver à partir du premier. On peut dire qu'elles se sont souvenues, qu'elles ont réfléchi, puis conçu un nouvel itinéraire. L'intelligence collective n'a pu leur être, en l'occurrence, que de bien peu d'utilité. C'est bien de leurs petites têtes que naissent ces idées – et bien d'autres.
Quand elle fait des projets, quand elle réfléchit à des choses qu'elle n'a pas encore vues et perçoit en même temps son corps, l'abeille est consciente d'elle-même. "L'abeille sait qui elle est", pour citer Randolf Menzel, et elle n'a besoin pour cela ni de son essaim ni de l'intelligence collective.
Autrefois, la nourriture était versée dans une longue rigole, de manière que les animaux pouvaient manger tous en même temps. De nos jours, tout est entièrement automatisé et assisté par ordinateur pour chaque cochon, mais comme ces appareils sont très chers, leur nombre est limité, si bien que tous les occupants ne sont pas nourris en même temps. Ils sont obligés de faire la queue, or, quand ils ont l'estomac qui gargouille, les cochons ne sont pas plus patients que nous. Ils se bousculent dans la file, et il arrive même qu'ils se blessent. Pour éviter ce tumulte, des chercheurs de l'Institut Friedrich-Loeffler ont essayé d'enseigner les bonnes manières aux animaux dans une ferme expérimentale située à Mecklenhorst, en Basse-Saxe.
Là, huit à dix cochons, âgés de un an, apprirent leurs noms dans de petites "salles de classe". Les jeunots retinrent particulièrement bien les noms féminins à trois syllabes. Au bout d'une semaine de pratique, les animaux retournèrent à la porcherie, au sein d'un plus grand groupe, et il ne resta plus qu'à attendre l'heure du repas… Chaque animal fut appelé à son tour. Et ça a marché ! Dès que "Brunhilde", par exemple, retentissait dans le haut-parleur, seul l'animal appelé se levait pour se précipiter vers l'auge, tandis que les autres continuaient à vaquer à leur occupation du moment, à savoir, pour nombre d'entre eux, somnoler.
Chez l'animal appelé, on notait une accélération du pouls, tandis que la fréquence cardiaque des autres cochons ne s'élevait pas. Le taux de réussite de ce nouveau système, promettant l'ordre et le calme
Les Arènes. "La Vie secrète des animaux", par Peter Wohlleben, Editions Les Arènes, 272 pages,