Dans la forêt des Vosges, nous avons écouté la symphonie de la nuit
Publié le 6 Décembre 2022
Dans la forêt des Vosges, nous avons écouté la symphonie de la nuit L’audionaturaliste Marc Namblard équipé de son micro dans la forêt vosgienne
Paru sur Reporterre le 29/10/2022
Feuilles qui craquent, bruits d’animaux... La forêt cache bien des choses quand la nuit tombe. Loin des villes et ses lumières, nous sommes partis découvrir une forêt des Vosges en compagnie d’un guide audionaturaliste. Ouvrez grand vos oreilles.
Mortagne (Vosges), reportage
Il est 17 heures en cette mi-octobre. Nous atteignons le Bout du Monde. Le ciel est nuageux, l’air très doux, les feuilles déjà teintées de rouge ou marbrées de jaune. Verrons-nous les hôtes nocturnes de ces bois ? « En forêt, on entend d’abord les animaux avant de les voir. » Ça tombe bien, ouvrir les oreilles, c’est la spécialité de Marc Namblard depuis qu’il est tout gamin. Ce Vosgien d’adoption écoute la nature à l’aide de micros montés sur des perches ou dissimulés dans des « pièges à sons ». Il en a fait son métier : audionaturaliste. Ses enregistrements servent à la création sonore de films et de documentaires. Il a ainsi participé au film La panthère des neiges de Vincent Munier, un autre Vosgien.
Cliquer sur le lien pour écouter les sons nocturnes de la forêt vosgienne
Le Bout du Monde... C’est le nom du vallon vosgien que notre guide veut nous faire découvrir. Dans à peine trois heures, la nuit sera complètement tombée sur le petit village de Mortagne. « Voyez, un cerf est passé par ici. » Marc Namblard désigne l’empreinte des deux sabots dans la terre humide. De ce bout de forêt, il connaît chaque recoin : « C’est un vallon un peu oublié que je fréquente assidûment depuis de nombreuses années. »
La fougère y prend ses aises, la mousse profite des zones plus fraîches. Le sapin pectiné côtoie l’épicéa, le hêtre et le bouleau. « On distingue encore les traces de la tempête de 1999 », souligne Marc devant les arbres couchés au sol et les « chandelles », ces troncs secs et creux toujours sur pied. Si ces chandelles-là ne sont guère utiles au promeneur noctambule, elles sont un bien précieux pour la faune. Abris et garde-manger pour les oiseaux, elles servent de matière organique pour les insectes et aussi de support à une grande variété de champignons.
- Des champignons au creux d’un tronc d’arbre mort.
« Qui dit chandelles, dit pics… » En effet, de gros trous légèrement ovales incrustent les plus grandes. Ils ont été creusés à grands coups de bec par le pic noir. « Et qui dit pics, dit chouettes ! » se réjouit Marc. Le pic noir joue un rôle capital, car ses cavités, qu’il n’utilise qu’une année, servent ensuite de gîte à de nombreuses espèces, en particulier aux petites chouettes. C’est sans doute l’un des facteurs qui expliquent que la chevêchette d’Europe et la chouette de Tengmalm se portent plutôt bien dans la région. « Kia », un cri sec. Le pic noir annonce justement sa présence.
Une bande de mésanges noires et de roitelets zinzinulent dans les arbres : Tsi tsi tsi tsi... « À cette époque, les petits passereaux mangent beaucoup pour faire des réserves avant la période froide. Ils se déplacent souvent en groupe, ce qui est plus sécurisant. »
À quelques pas, dans une clairière couverte de fougères d’un jaune doré, se dresse l’« arbre totem » de Marc : un gros tronc de résineux mort coiffé d’une jolie crinière de lierre. « Un matin, j’arrive par le chemin face à cet arbre, et je remarque deux branches de chaque côté du tronc. Je me dis, tiens, je n’avais pas le souvenir qu’il avait des branches. Soudain, les branches se mettent à bouger ! Un très beau cerf caché derrière l’arbre finit par se montrer. »
- L’arbre totem coiffé de sa crinière de lierre.
La crinière de lierre, en fleurs à cette saison, fait le bonheur des abeilles encore bien actives en ce début de soirée. Un bourdonnement diffus et continu parvient à l’oreille attentive. Marc approche son micro. Casque sur les oreilles, nous en découvrons tous les détails. Alors que les abeilles sont à peine visibles, c’est une véritable symphonie qui se joue dans les feuilles.
« Contrairement à l’appareil photo qui permet grâce à des objectifs d’approcher l’objet, les micros ne permettent pas de capter un son lointain, qui se dissipe très vite, explique le preneur de son. D’où l’astuce d’utiliser un réflecteur [une parabole] qui permet une amplification du signal. » L’amplification est telle qu’on a le sentiment d’être au milieu d’une ruche.
- Marc Namblard écoute le bourdonnement des abeilles équipé d’un micro avec réflecteur.
18 heures sonnent au clocher de Mortagne. On perçoit les faibles stridulations de quelques grillons des bois. Pour amplifier le son, ils se positionnent sur des feuilles qui servent alors de réflecteur. « Les hyménoptères et orthoptères créent un fond sonore permanent, auquel on ne fait pas attention si on n’y prête pas l’oreille. Quand le crépuscule arrive, ce son s’estompe. D’autres bruits apparaissent, celui des moustiques, du vol des papillons, des feuilles qui bruissent au vent... Peu à peu, les teintes sonores changent, la couleur du silence change », décrit l’audionaturaliste.
Ce qui ne change pas, en revanche, c’est le bruit lointain — mais quasi incessant — des avions. Même au Bout du Monde, on n’échappe pas aux lignes aériennes. « Depuis cet été, on est revenu à un trafic presque équivalent à celui d’avant le confinement. En 2020, j’ai pu enregistrer pour la première fois des espèces diurnes difficiles à capter d’habitude sans sons parasites. »
- « C’est toujours la surprise avec la nature.
La lumière décline tout doucement, les contrastes s’accentuent. Le blanc éclatant des troncs de bouleaux tranche maintenant avec le vert tendre du chemin forestier enherbé et de la sphaigne. L’odeur de l’humus remonte avec l’humidité. Un troglodyte mignon envoie son cri strident. Le merle, jusqu’ici silencieux, commence à émettre des cris d’alerte : « C’est comme s’il manifestait son inquiétude à l’approche de la nuit. Sur tous mes enregistrements du crépuscule, ça ne loupe pas, il y a toujours un merle qui crie. » Avec le rouge-gorge, il fait partie des derniers oiseaux diurnes à se manifester.
19 heures. Le clocher du village sonne l’Angélus. La pénombre gagne. Les derniers bourdonnements se sont tus. Le vent se lève en même temps que le crépuscule. Les premières chauves-souris virevoltent dans le ciel dégagé de la clairière. Marc sort un détecteur pour capter leurs ultrasons grâce auxquels elles se déplacent en pleine obscurité et « voient » leurs proies à l’oreille. En balayant tout le spectre des fréquences, on finit par capter les pipistrelles. On peut distinguer le repérage d’une proie à l’accélération de la cadence des ultrasons. Puis le son s’arrête subitement : la victime vient d’être gobée...
- La nuit tombe. Mains en éventail derrière les oreilles, Marc scrute les sons.
C’est l’heure de la chevêchette. Pour tenter d’entendre son cri, nous grimpons sur une zone un peu surélevée. Mains en éventail derrière les oreilles, Marc scrute les sons. Rien… si ce n’est le bruit des petites rafales de vent et... des avions. « Je ne devrais pas dire ça, mais qu’est-ce que j’ai la nostalgie du confinement. » Il tente une « repasse » : une technique qui consiste à diffuser pendant un court instant le chant ou le cri de l’espèce recherchée pour repérer sa présence. Elle est utilisée par les ornithologues et scientifiques avec parcimonie et selon des procédures strictes pour éviter tout dérangement de la faune, notamment au printemps. Mais le vent est trop fort, il emporte le son dans le mauvais sens. « Je l’ai entendue ; mais elle est assez loin. » Trop loin pour qu’une oreille inexpérimentée puisse la capter.
Les dernières sources de lumière ont disparu. La nuit commence. Nous n’entendrons rien de plus de la chevêchette ce soir : « Elle ne chante qu’au crépuscule. » Mais peut-être la chouette hulotte ? Ou bien l’effraie des clochers, qui parfois fréquente les bois autour des villages où elle niche ? On redescend avec précaution par le chemin forestier.
- Le détecteur d’ultra-sons pour « entendre » les chauves-souris.
« Contrairement à une idée reçue, l’être humain est une espèce qui ne se débrouille pas si mal dans l’obscurité. On a tendance à allumer très vite sa lampe de poche. » Pourtant, sans nos yeux et sans lumière, notre acuité auditive est exacerbée. La nuit prend une autre dimension. Bientôt, la pluie se met à tomber. Le clapotis de l’averse joue sa petite musique sur les feuilles. Les chauves-souris se font plus discrètes. Aucun aboiement de chevreuil, ni de brame de cerf dans les parages. « C’est toujours la surprise avec la nature. Elle ne nous attend pas, et c’est ce qui est intéressant. »
Quelques heures plus tard, une fois remontés au village, le silence s’installe. Plus aucun bruit de moteur. Le ciel se dégage, Jupiter brille, et la lune quasi pleine projette un halo irisé autour d’elle, donnant une couleur dorée aux nappes de nuages. Marc vient de percevoir le brame d’un cerf. Nous retenons notre respiration de peur de couvrir les sons ténus venus de la forêt. Le silence est lourd, presque assourdissant, quand le brame — bref, mais puissant — d’un second cerf surgit au loin. Quelques secondes plus tard, un nouvel avion survole le Bout du Monde…
Pour en écouter plus
Marc Namblard a consacré un disque au brame du cerf, disponible en version numérique sur le site de Vincent Munier. Ce disque avait été édité avec le livre La Nuit du cerf de Vincent Munier (aujourd’hui épuisé). Il est possible d’écouter gratuitement un enregistrement sur les nuits/crépuscules des Cévennes. De nombreux extraits du travail de Marc Namblard sont aussi en accès libre sur son site.