« L’éclairage artificiel est une incarnation de notre monde capitaliste »
Publié le 19 Décembre 2022
Publié sur Reporterre le 15/10/2022
Dans « Osons la nuit », le zoologiste suédois Johan Eklöf formule une belle ode à l’obscurité. Et alerte sur les effets néfastes de la pollution lumineuse sur l’ensemble du vivant.
Samedi 15 octobre, a été la 14e édition du Jour de la Nuit. Un événement national de sensibilisation à la pollution lumineuse, à la protection de la biodiversité nocturne. À cette occasion, Reporterre publie plusieurs articles sur les changements et dangers qui guettent le ciel étoilé.
Johan Eklöf est un chercheur et zoologiste suédois, auteur d’Osons la nuit — Manifeste contre la pollution lumineuse (Tana).
Reporterre — Dans Osons la nuit, vous écrivez que « le crépuscule et la nuit sont, de manière générale, pleins de vie ». De quelle manière ?
Johan Eklöf — La grande majorité des insectes et des animaux sont actifs au moment de la nuit, du crépuscule et de l’aube : accouplements, chasse, pollinisation... Nous avons tendance à étudier des phénomènes et des espèces qui sont actives durant le jour, comme les oiseaux ou les papillons, en occultant le fait que la nuit est elle aussi pleine de vie. Si vous vous installez par exemple dans une forêt la nuit, sans source de lumière artificielle, vous appréhenderez différemment votre environnement et vous pourrez entendre des bruits inédits, sentir de nouvelles odeurs, voir des yeux d’animaux scintiller dans l’obscurité… La pollution lumineuse, en reculant toujours plus la nuit, a des effets néfastes très concrets sur la biodiversité.
Quels sont ces effets néfastes ?
Les effets sur les humains font l’objet d’un champ d’études assez inédit, d’autant que les problèmes de santé peuvent être induits par une concomitance de facteurs. Cela dit, on sait par exemple qu’une trop grande exposition à l’éclairage artificiel perturbe la sécrétion de mélatonine, communément appelée « hormone du sommeil », ce qui nous fait moins bien dormir. Par ricochet, cela entraîne d’autres conséquences néfastes : dépression, surpoids... Des études récentes ont également montré que certaines formes de cancer, comme celui du sein, pouvaient avoir pour origine indirecte une exposition excessive à la pollution lumineuse.
Quant aux effets sur la faune et la flore, ils sont différents en fonction des espèces d’animaux ou des variétés de végétaux. Une chose est sûre : tous les êtres vivants ont une horloge interne qui s’ajuste en fonction de la lumière et de l’obscurité. En quelque sorte, cette horloge interne dit à chaque être vivant quoi faire à quel moment ; or, la pollution lumineuse affecte cette horloge, ce qui aura de nombreuses conséquences. Par exemple, une étude suisse a montré que la pollinisation diminue de 60 % quand un champ d’herbe est exposé à de la lumière artificielle : il y a alors moins de fleurs et de plantes.
"En s’habituant à évoluer dans le noir, on se rend vite compte de l’aspect relaxant de l’obscurité. »
Les organismes vivant dans les mers et océans sont également affectés par cette pollution lumineuse...
Ce phénomène m’a beaucoup surpris. La pollution lumineuse, notamment près des côtes, a des effets sur tout ce qui vit dans les lacs, les mers et les océans : sur les poissons, les mollusques, les crustacés, les récifs coralliens…
Comment expliquer notre propension à tout éclairer ?
De façon générale, nous avons peur de la nuit. C’est plutôt naturel, les humains, qui ont toujours été des êtres diurnes [vivant le jour], ne voient pas très bien dans l’obscurité. Pourtant, il n’est pas très dangereux pour nous d’évoluer la nuit, sans lumière. Il suffit de passer du temps dehors la nuit pour se rendre vite compte qu’en fait, on s’y habitue et qu’il ne fait pas si noir.
« En vous immergeant dans la nuit, vous verrez que plein de belles choses s’y passent »
Mais voilà : on ne connaît pas la nuit. Et de la même manière qu’on coupe à tout va les forêts ou que l’on étend nos villes, on allume toutes ces lumières en ne pensant qu’à notre propre intérêt, sans tenir compte des autres organismes vivants.
Vous écrivez que hormis certains lieux précis (comme les hôpitaux), rien ne justifie de tout illuminer la nuit ; et que la lumière artificielle, au-delà de détruire notre planète, a permis d’exploiter davantage les classes populaires, en rendant possible le travail de nuit. La pollution lumineuse est-elle un vice du capitalisme ?
Si nos lieux de travail sont à présent électrifiés, c’est notamment pour permettre aux entreprises de gagner davantage d’argent en faisant travailler les gens potentiellement 24h/24, 7j/7. De la même manière, si des bureaux restent allumés la nuit, et si d’énormes logos de marques et d’entreprises brillent de mille feux à des heures très tardives, c’est avant tout pour des logiques commerciales : l’idée est de renvoyer une image moderne, séduisante. Et ce, encore une fois, au mépris du reste du vivant. L’éclairage artificiel est l’une des incarnations de notre monde capitaliste.
- « Si vous participez à une excursion de nuit avec des naturalistes, vous verrez qu’il se passe plein de choses. » Flickr/CC BY-NC 2.0/Vladimir Agafonkin
Structurellement, comment lutter contre cette pollution lumineuse ?
Dans un premier temps, il faudrait lancer des campagnes d’information sur ses effets délétères. Par ailleurs, il faudrait mettre en œuvre une législation bien plus protectrice de la biodiversité. Par exemple, en regardant toujours quelles espèces d’animaux évoluent dans les lieux publics que les autorités souhaitent illuminer, et en se posant toujours ces questions : a-t-on vraiment besoin de cette lumière ? Quel est le but de cette installation lumineuse ? Cet endroit a-t-il besoin d’être éclairé 24h/24 ? D’autant que l’éclairage artificiel mondial représente aujourd’hui un dixième de l’ensemble de notre consommation énergétique, alors qu’une minuscule proportion de cette lumière nous est vraiment utile.
« Avoir sous les yeux la beauté de la nature et de la nuit ne peut qu’avoir des effets positifs »
Il faudrait aussi penser à utiliser des lumières moins fortes, qui ciblent des endroits bien précis ou qui ne s’activent qu’au passage de piétons. Ou même des lumières de couleurs différentes : par exemple, les insectes supportent mieux les lumières orangées. Il est surtout très important que, de façon globale, l’on change notre attitude vis-à-vis de la nature.
En quoi appréhender la nuit et sa beauté pourrait-il changer nos attitudes ?
Avoir sous les yeux la beauté de la nature et de la nuit ne peut que, je l’espère, avoir des effets positifs. En s’habituant à évoluer dans le noir, on se rend vite compte de l’aspect relaxant de l’obscurité. Si par exemple vous vous promenez la nuit à la campagne et que vous apercevez la Voie lactée, et que le lendemain, en ville, vous ne voyez que cinq malheureuses petites étoiles, vous allez regretter la Voie lactée. Si vous participez à une excursion de nuit avec des naturalistes, vous verrez qu’il se passe plein de choses, et vous voudrez en savoir davantage. Or, en général, plus on en apprend sur un sujet, plus on y fait attention. En vous immergeant dans la nuit, vous verrez que plein de belles choses s’y passent.
En tant que zoologiste, quel est votre plus beau souvenir d’observation nocturne ?
Question difficile... Je pense à une expérience récente : il y a un mois, j’étais à l’extérieur d’une église à l’aspect très médiéval, à Gotland [en Suède]. J’attendais de voir des chauves-souris sortir du grenier de l’édifice et, tout à coup, j’ai vu une chauve-souris voler tout près du sol. J’ai réalisé qu’il s’agissait d’une espèce très spéciale, dont je connaissais l’existence, mais que je n’avais jamais eu l’occasion d’observer. L’obscurité était totale, je n’ai pu la voir voler que grâce à la lumière de la lune qui se reflétait contre les murs de l’église. C’était un très beau moment.