Echecs de sondages géothermiques
Publié le 20 Janvier 2023
Historique des déboires sur des sondages géothermiques près de Strasbourg paru sur l'Alsace le 14/1/2023- article suggéré par Bernard.Merci Bernard.
Le rapport du comité d’experts sur les séismes de Strasbourg épingle la responsabilité de Fonroche. L’opérateur aurait voulu « forcer » la connectivité entre ses deux puits à coups de grands volumes d’eau, tout en s’appuyant sur une connaissance trop parcellaire du sous-sol.
La géothermie profonde continentale par stimulation doit intégrer la probabilité de l’impossibilité d’établir un circuit d’eau en sous-sol, à 5 000 mètres de profondeur. Car cette technologie, souvent décrite par ses promoteurs comme « mature » ou « maîtrisée », n’en est peut-être pas encore à ce stade-là.
Vécu géothermique très positif en Alsace
La plaine rhénane est un « fossé d’effondrement ». Elle se caractérise par son sous-sol « naturellement fracturé », c’est-à-dire parcouru de failles. Lorsqu’on s’enfonce dans le sol, la température augmente plus vite dans ces zones. Au sein de ces fractures circule de l’eau « géologique » très chaude et très salée, une sorte de saumure contenant des composants recherchés par l’industrie. Le lithium, par exemple…
Pour récupérer cette chaleur en sous-sol, il faut forer deux puits profonds et faire en sorte qu’une circulation d’eau s’établisse en profondeur entre ces deux orifices, le long d’une faille qui court sous la terre. Le puits producteur permettra de remonter l’eau chaude à la surface : elle y sera alors « débarrassée » de ses calories qui seront converties en électricité grâce à un échangeur ou serviront à alimenter un réseau de chaleur. L’eau refroidie est réinjectée dans l’autre puits, le puits injecteur, et va se réchauffer en profondeur. La connectivité entre les deux puits assure la circulation de cette eau.
Avant 2011, la technique privilégiée pour assurer cette connexion entre les deux puits était celle, controversée, de la fracturation hydraulique par injection de liquide sous forte pression, génératrice de séismes. Les projets actuels fonctionnent avec la méthode, plus douce, de « stimulation » de la zone de fracture entre les deux puits. L’histoire d’amour entre l’Alsace et la géothermie profonde remonte à 1987, lorsque le premier forage d’exploration scientifique, à Kutzenhausen, près de Haguenau, permet de vérifier qu’on peut récupérer de la chaleur en profondeur, d’abord à 200 mètres sous la surface du sol, puis plus loin encore.
Dès 1997, ce dispositif expérimental est appelé à « passer à une plus grande échelle » : à 4 000 mètres de profondeur, on a trouvé de l’eau à 140 °C. Une énergie convertible en électricité et renouvelable, note-t-on au début des années 2000. C’est ce que l’on appelle alors le « concept de Soultz ». La réinjection de cette eau, explique-t-on alors, se fait « sous haute pression » en vue d’augmenter la taille des fractures et de faciliter la circulation de l’eau chaude.
Si on évoque à l’époque l’injection d’eau « sous pression », il est peu question des risques de sismicité induite, qui augmentent mathématiquement avec la profondeur à laquelle on travaille. Bien au contraire, assure le groupement d’intérêt économique (GIE) porteur du projet, il n’y aura « ni dommage esthétique ni nuisance sonore ». Et il n’y aura « pas de risque d’opposition des riverains ».
Premiers problèmes
En juillet 2000, puis à la fin du printemps 2003, une série de séismes est ressentie dans le nord de l’Alsace. Au total, près de 60 plaintes sont déposées. Les magnitudes observées approchent, voire dépassent 2 sur l’échelle de Richter – le seuil à partir duquel un séisme est ressenti. Dans la nuit du 10 au 11 juin 2003, peu avant 1 h du matin, une « violente secousse » (2,87 sur l’échelle de Richter) tire les habitants de leur lit, jusqu’à Wissembourg et Haguenau. L’explication : après le forage d’un second puits à 5 000 mètres, les travaux sont passés à la phase d’injection « sous haute pression » dans les fissures du granit, « afin d’élargir les fractures et de permettre la circulation de l’eau injectée », explique le responsable du site géothermique, qui s’empresse de préciser qu’il s’agit d’un « phénomène inoffensif », mais quand même « étonnant et inexplicable », selon un sismologue.
Cette même méthode d’injection d’eau sous haute pression (300 bars) est à l’origine du séisme de magnitude 3,4 à Bâle, le 8 décembre 2006, et plus tard de Pohang, en Corée du Sud, le 15 novembre 2017 (magnitude 5,4, avec l’application d’une pression de 900 bars). E
En France, la loi du 13 juillet 2011 interdit cette « fracturation hydraulique » consistant, dans le domaine de la géothermie, à générer des fractures pour forcer le passage de l’eau. Le site de Soultz-sous-Forêts, lui, a abandonné cette technique très rapidement après le séisme de 2003. Optant pour la « stimulation », il est passé en vitesse de croisière en 2008, sous la houlette d’Électricité de Strasbourg, dont la filiale ÉS Géothermie voit le jour. Cette technologie de la « stimulation », qui vise à « remobiliser » des fractures existantes, peut prendre plusieurs formes : chimique, par l’injection d’un acide biodégradable, qui va « nettoyer » la faille en dissolvant les minéraux qui la colmatent ; « hydraulique », par l’injection d’eau à pression modérée (pas plus de 100 bars) ; « thermique », par injection d’eau froide dans un milieu chaud. Si le risque sismique ne peut être écarté dès lors qu’on intervient sur des failles, il apparaît négligeable par rapport à celui que générait la fracturation. Et de toute façon, les travaux sont censés s’arrêter dès que la sismicité mesurée atteint ou dépasse la magnitude 2.
À Soultz, il n’y a depuis plus de séismes induits. La centrale produit une quantité d’énergie électrique équivalant aux besoins de 2 400 logements. À Rittershoffen, un autre site de géothermie profonde – mais à 2 500 mètres sous terre –, inauguré en 2016, permet de générer une grande partie des besoins de chaleur de l’usine de l’amidonnier Roquette , basée à Beinheim, toujours avec ÉS Géothermie. Ces beaux succès donnent de l’espoir. On parle dès lors de « l’or bleu » de la géothermie, l’Alsace étant décrite comme « un eldorado » de cette ressource.
Relance des programmes énergie
Les lois Grenelle de l’environnement, en 2009 et 2010, donnent un coup de fouet aux projets géothermiques : en 2013, quatre « permis exclusifs de recherche » sont accordés en Alsace. ÉS, forte de son expérience à Soultz et Rittershoffen, est bien entendu sur les rangs. Dans le même temps, débarque en Alsace un nouvel acteur : l’entreprise Fonroche Géothermie , filiale d’une grosse PME établie dans le Sud-Ouest. Tous ces opérateurs le répètent : il n’y aura pas de fracturation hydraulique, désormais interdite, leur technique consiste à injecter de l’eau sous pression (à moins de 100 bars) dans le sous-sol alsacien, pour seulement « rouvrir » des fractures existantes, et « on peut donc écarter le risque sismique ». Il y a la mauvaise géothermie, celle qui n’a plus court, et la bonne géothermie, celle qu’ils promeuvent, et qui est sans risque, assurent-ils.
En novembre 2014, le directeur de Fonroche Géothermie, Jean-Philippe Soulé, dont l’entreprise se positionne sur quatre projets (à Strasbourg-Robertsau, Eckbolsheim, Hurtigheim et Vendenheim), déclare à la presse que son activité ne peut pas produire de microséismes. Ces paroles suscitent quelques réactions dans la population, d’autant que l’entreprise, dans ses demandes déposées en préfecture, déclarait au contraire qu’« une microsismicité est induite, de façon anthropique, dès que des opérations d’injection viennent perturber l’équilibre du sous- sol ».
Un autre « risque » est presque tout autant passé sous silence, celui du « non-succès » : un débit insuffisant entre les deux puits qui rendrait l’installation géothermique inutile et très peu, voire pas du tout rentable. « Si le débit n’est pas au rendez-vous à cette pression de 100 bars, alors que des dizaines de millions d’euros auront été dépensés, qui empêchera les opérateurs de l’augmenter ? », s’interroge un habitant de la Robertsau, Jean-Daniel Braun.
En février 2015, le directeur de Fonroche géothermie récidive : « Les ouvrages que nous construire seront les plus sûrs d’Europe. »
De son côté, le groupe ÉS réitère aussi ses propos rassurants : la technologie est « mature » et, en ce qui la concerne, c’est même une « success story ». Les craintes des riverains, exprimées lors des enquêtes publiques, font néanmoins « tomber » deux projets. Celui d’ÉS Géothermie à Mittelhausbergen a été abandonné en 2015. Celui que porte Fonroche à la Robertsau , qui présente le défaut de vouloir inscrire une centrale géothermique au cœur d’une zone Seveso (le port aux pétroles), tombe également en 2015. À l’inverse, ÉS, pionnier en la matière, obtient le feu vert pour commencer ses travaux de forage en 2017 à Illkirch-Graffenstaden.
Arrivée de l’ »expert » Fonroche
Mais c’est bien Fonroche, un acteur moins connu en Alsace, qui, le premier, va lancer son chantier à Vendenheim-Reichstett. Si elle n’a pas la notoriété et le capital confiance d’ÉS Géothermie, l’entreprise s’appuie – et le fait savoir – sur ses équipes d’experts et de spécialistes avant d’entamer ses travaux sur le site de l’ancienne raffinerie. Du 14 juin au 27 février 2018, elle fore le puits n° 1. Si son extrémité se situe à 4 516 mètres sous la surface, sa longueur totale atteint 5 408 mètres. Une « foration » qui ne se fait pas sans difficultés. Les matières rencontrées en profondeur sont plus coriaces que prévu, les températures plus élevées. Les outils de percement souffrent. Il faut dévier l’itinéraire du puits, par des « side-tracks » ou « jambes » quand on rencontre des obstacles naturels ou liés à la perte d’outils. C’est le cas en 2017, ce le sera encore en 2018.
En février 2018, Fonroche procède à la « stimulation » de ce puits n° 1 par des injections d’eau. Une faible sismicité est observée à proximité. À partir d’août 2018, il est procédé au forage du puits n° 2, qui est lui aussi oblique et dont la longueur atteint 5 308 mètres en décembre. Fin avril 2019, des stimulations chimiques, hydrauliques et thermiques sont menées sur ce puits n° 2, générant une microsismicité de magnitude inférieure à 1 en proximité.
À partir de juin 2019, une stimulation thermique longue sur ce puits 2, basée sur l’injection d’importantes quantités d’eau froide puisées dans la nappe, entraîne une sismicité croissante, en fréquence comme en puissance (magnitude 2,2 le 12 juillet 2019).
En octobre, la stimulation hydraulique et chimique est cette fois menée sur le puits n° 1, la pression atteint les 120 bars. Plusieurs petits séismes de magnitude inférieure à 2 sont observés. La « stimulation » se poursuit sur les deux puits, « avec l’objectif manifeste de créer le maximum de sismicité afin d’améliorer la perméabilité », commente le comité d’experts formé par la préfecture du Bas-Rhin et chargé d’analyser les causes de ces séismes, dans son rapport remis début mai dernier. Les volumes injectés dans les puits sont importants, déjà près de 100 000 m³ au total. Les travaux cessent le 8 novembre.
Premiers séismes
Quatre jours plus tard pourtant, le 12 novembre 2019, à 14 h 38, un tremblement de terre de magnitude 3,1 est largement ressenti dans la région de Strasbourg. Son épicentre est mystérieusement localisé à cinq kilomètres des puits de Fonroche, à la Robertsau. Plus étrange encore, on ne détecte aucun séisme entre cet épicentre et les puits. Il y a une sorte de « discontinuité sismique » que les experts ont du mal à expliquer. Toutefois, se basant sur la profondeur de l’événement (5 000 mètres, peu ou prou celle des puits de Région
L'environnement de la centrale Fonroche, est exempt de sismicité naturelle équivalente dans le secteur. Ils classent rapidement la secousse comme un « événement induit », c’est-à-dire en lien avec l’activité humaine.
Fonroche démentira fermement son implication en se fondant sur la sismicité diffuse en France. Les scientifiques et les experts, dans leur rapport, expriment poliment leurs doutes sur les théories qu’avance l’entreprise. « C’est une hypothèse très mal étayée et peu défendable », remarque l’un d’entre eux, Yves Géraud, de l’université de Lorraine. Les chercheurs parlent de « très forte présomption » sur la géothermie. Un possible « transfert de contrainte, de fluide », comparable à un « effet ricochet ».
À la suite de ce séisme, les activités d’injection sont suspendues par la préfète, ce qui n’empêche pas les activités de forage de reprendre. « Ils auraient dû arrêter », estime Jean Schmittbuhl, membre du comité d’experts, directeur de recherches au CNRS. « Lorsqu’on fore, on continue à faire circuler des fluides. Fonroche a parlé d’un arrêt des opérations, mais il a continué le forage… » Le puits 2 est en effet prolongé de 1 000 mètres entre novembre 2019 et février 2020, sa longueur atteint 6 312 mètres (5 011 mètres de profondeur). Cette extension est rendue nécessaire par la faible connectivité entre les deux puits. Pousser plus loin le forage va permettre à Fonroche d’aller chercher un autre segment de la faille. Dans la foulée, la société mène des opérations de forage et nettoyage sur son puits 1. Il n’y a plus de sismicité marquante entre décembre 2019 et octobre 2020 – y compris, donc, pendant les mois d’août et septembre, lorsque les deux puits sont séparément stimulés, avec par exemple des débits de 420m3 /h et une pression à 140 bars pour le premier, que les autorités préfectorales jugeront trop élevée.
Le 11 octobre 2020, pour la première fois, l’entreprise tente de connecter ses deux puits « en doublet ». Il s’agit d’injecter de l’eau dans le puits 2 et de faire produire de l’eau chaude au puits 1. Pour cela, on va renouveler les injections d’eau dans le puits 2, avec des débits jusqu’à 120 m³/h, la pression atteignant près de 85 bars. On « charge » ce puits, selon les experts. De « fortes variations de débit d’injection » sont relevées par le comité d’experts, le tout « sur un temps très court », alors que les quantités d’eau déjà injectées sont considérables. C’est, selon les experts, ce qui explique le développement d’une sismicité sensible, en quelques jours, à proximité de l’extension en profondeur de ce puits 2 (magnitude 1,3 les 17 et 27 octobre, 2,7 le 28 octobre).
Nouvelle vague de séismes
Dans la nuit du 27 au 28 octobre, des habitants de l’eurométropole entendent « un bruit comme le passage d’un avion à réaction ». Fonroche reconnaît alors que, « sans aucun doute », cet essaim de séismes d’octobre est lié à son test de fonctionnement « en doublet ». À partir de début novembre 2020, la sismicité va « migrer » plus en profondeur, dans le puits 2. Un séisme de magnitude 2,2 est enregistré le 5 novembre, puis un autre de 2,4 le 11 novembre.
Le 4 décembre, un choc d’une magnitude de 3,6 est ressenti jusqu’à Wissembourg. Des habitants racontent qu’ils ont cru que leur maison s’effondrait. La préfète signe alors, le 6 décembre, un arrêté pour l’arrêt « définitif » des opérations de Fonroche. Dans la foulée, les autres projets géothermiques dans le Bas-Rhin sont suspendus. La «circulation en doublet » prend fin le 2 janvier 2021.
La réduction de la pression qui s’ensuit engendre d’autres séismes durant six mois : 3,3 le 22 janvier, 2,8 le 10 avril, 2,7 le 26 mai, et surtout 3,9 le 26 juin. Les experts estiment que, depuis janvier 2018, plus de 100 000 m³ ont été prélevés dans la nappe phréatique et injectés dans le « système » de ces deux puits. « On a ajouté une masse d’eau à celle qui existait déjà en profondeur », explique Jean Schmittbuhl. « La surveillance du volume aurait dû être faite plus systématiquement. »
Cette perturbation volumétrique massive a engendré les crises sismiques, selon le comité d’experts. Les tests ont été réalisés sans attendre un état de stabilisation du système. « Une activité intense », note Benoît Valley, de l’université de Neuchâtel. « Un enchaînement des opérations avec très peu de moments de pause, sans l’intégration à chaque opération de nouvelles données. C’est délicat de se lancer dans une nouvelle opération sans tenir compte des précédentes. »
L’autre problème est la relative méconnaissance du système de failles, comme si on avait « avancé un peu à l’aveugle », compare un scientifique. La discontinuité de la faille visée a empêché la bonne connectivité des puits 1 et 2, qu’il a fallu « forcer » – sans réel succès – à coups de stimulations. On a en quelque sorte « surestimé » les performances du « doublet » et sous-estimé l’aléa sismique relativement élevé de la faille sur laquelle on s’appuyait. L’appui de la communauté scientifique et de sa connaissance du terrain strasbourgeois a sans doute aussi fait défaut.
Jean Schmittbuhl considère que l’exploration préalable pour définir la zone la plus favorable à l’implantation des puits n’a pas été menée assez longuement. « Il faudra davantage de données à l’avenir », acquiesce Yves Géraud. « Avoir de vrais protocoles de travail, de vrais forages scientifiques. Ça demandera du temps et ça représentera des coûts…