Dans le Jura, on réhabilite des tourbières pour préserver le climat
Publié le 26 Juin 2023
paru sur Reporterre le 19/05/2023
Un programme massif de réhabilitation des tourbières est en cours dans les montagnes du Jura. La préservation de ces zones humides abîmées par les activités humaines évitera d’énormes émissions de CO₂.
Les Rousses (Jura), reportage
« Ici vous êtes dans une usine à gaz ! » lance, goguenard, Pierre Durlet, chargé de mission au Parc naturel régional du Haut-Jura, jumelles autour du cou et bottes aux pieds.
À l’horizon, pourtant, aucune tuyauterie ni installation industrielle. Seulement des hautes herbes, des callunes, bientôt en fleurs, des bouleaux, quelques pins à crochets et beaucoup d’eau, qui affleure çà et là. Nous sommes en pleine nature, dans les montagnes du Jura, à 1 000 mètres d’altitude.
Malgré ses airs bucoliques, la vaste tourbière des Rousses, qui s’étend sur 200 hectares, émet bien du dioxyde de carbone, l’un des principaux gaz à effet de serre.
Pour juguler ces flux qui contribuent à détraquer le climat, des travaux de génie écologique sont réalisés ici dans le cadre d’un programme européen déployé sur la partie franc-comtoise du massif jurassien. Avec 369 sites sur 3 235 hectares, ce secteur est l’une des zones les plus riches en tourbières d’Europe occidentale.
Pierre Durlet, chargé de mission au parc naturel régional du Haut-Jura, explique les pieds dans l’eau le fonctionnement de la tourbière
Pour établir le lien entre ces espaces naturels et le changement climatique, il faut comprendre le processus de formation de la tourbe. « Elle résulte de l’accumulation, depuis plusieurs milliers d’années, de végétaux morts qui ne se décomposent pas totalement, à cause de l’eau stagnante et d’une période d’activité biologique limitée par l’altitude », explique le technicien du parc.
Telle une éponge, la tourbe se remplit d’eau et du carbone fixé par la photosynthèse des plantes. Conséquence : les espaces tourbeux de la planète emprisonnent 30 % du carbone mondial stocké dans le sol, soit environ 500 gigatonnes (ou milliards de tonnes), alors qu’ils ne représentent que 3 % des terres émergées du globe.
Drainage et assèchement
Sauf que ces puissants pièges à carbone se sont déréglés. Le fonctionnement de la quasi-totalité des tourbières de la planète a été perturbé par des interventions humaines, conduisant à leur assèchement progressif.
Dans le Haut-Jura, l’exploitation des tourbières a commencé à la fin du XVIIIᵉ siècle. Faute de bois de chauffage, les habitants des villages alentours ont débité la tourbe en briquettes utilisées comme combustible, creusant des carrières qui ont commencé à assécher ces zones humides.
Ce processus s’est aggravé dans les années 1960 avec la généralisation du drainage pour essayer, vainement, de les convertir en terres agricoles ou en plantations forestières.
« Quand on draine, l’eau se retire et l’oxygène entre à la surface de la tourbe. Les bactéries peuvent dégrader la matière organique accumulée en profondeur. Du CO₂ est alors rejeté dans l’atmosphère », décrit Daniel Gilbert, professeur en écologie à l’Université de Franche-Comté. Ce phénomène est particulièrement rapide : ce qui a été accumulé en un siècle peut s’évaporer en un an.
« Selon les variations de la hauteur de la nappe d’eau en été, une tourbière dysfonctionnelle émet de 10 à 30 tonnes d’équivalent CO₂ par hectare et par an », ajoute le scientifique. Et 30 tonnes, c’est énorme : cela correspond aux émissions d’un trajet en voiture de… 155 000 kilomètres !
En plus de stocker le carbone, les tourbières ont des capacités de régulation, de filtration et d’épuration des eaux.
Abandonnées à leur sort de terres improductives, les tourbières jurassiennes sont vues d’un nouvel œil depuis la fin des années 1970. Les naturalistes se sont d’abord intéressés à la faune et à la flore, peu diversifiées mais très originales, qu’elles hébergent. Comme le cuivré de la bistorte, un papillon ou le liparis de Loesel, une orchidée.
Puis les hydrologues ont mis en évidence leurs capacités de régulation, de filtration et d’épuration des eaux. « Conserver l’eau dans les tourbières » était justement l’objectif d’un premier programme Life (L’instrument financier pour l’environnement) de 2014 à 2021 : 8,5 millions d’euros pour réhabiliter 55 tourbières dans des zones Natura 2000 du Doubs et du Jura.
« On répare mais on ne reconstruira pas ce qui a été détruit »
Aux Rousses, des travaux ont été réalisés en 2018 sur une quarantaine d’hectares. À l’aide de pelleteuses, on a bouché deux kilomètres de fossés, créé des barrages pour inonder les anciennes fosses d’exploitation de la tourbe et redonner aux ruisseaux leur cours naturel.
« C’est de la réhabilitation, pas de la restauration, nuance Pierre Durlet. On essaye d’atténuer au maximum les effets de l’action de l’homme en recréant un équilibre hydrique à même de relancer une dynamique favorable à la tourbe. On répare mais on ne reconstruira pas ce qui a été détruit. »
D’ici 2030, de nouveaux travaux sont prévus sur la tourbière des Rousses dans le cadre d’un second programme Life de 12,5 millions d’euros. L’ambition est désormais de remettre en état 70 tourbières sur 500 hectares « pour limiter l’effet de leur dégradation sur le changement climatique ».
En clair, remonter le niveau d’eau afin de bloquer l’activité microbienne qui dégrade la tourbe. Pour y parvenir, 36 kilomètres de fossés de drainage devront être neutralisés, 18 kilomètres de cours d’eau restaurés, 27 hectares d’anciennes zones d’extraction de tourbe régénérés.
Garder le carbone emprisonné
« Nous avons choisi cette clé d’entrée climatique car elle nous permet d’intervenir sur de nouveaux sites qui ne font pas partie du réseau Natura 2000 au titre de leur biodiversité », précise Émilie Calvar.
La chargée de projets du Conservatoire d’espaces naturels de Franche-Comté coordonne le programme financé à 60 % par l’Union européenne et mis en œuvre par cinq structures gestionnaires d’espaces naturels.
« L’urgence n’est pas de stocker plus de carbone, car c’est un processus très long, dit-elle. C’est d’éviter que ne soit libéré le carbone déjà présent. » C’est-à-dire de désamorcer des bombes climatiques à retardement.
70 tourbières s’étendant sur 500 hectares doivent être remises en état d’ici 2030 par le programme Life.
Des mesures seront effectuées pour analyser l’efficacité des chantiers. Un dispositif, appelé « tour à flux », permet de quantifier en continu les échanges de CO₂, d’eau et d’énergie entre l’atmosphère et l’écosystème.
« C’est un système coûteux à installer et à utiliser, indique Daniel Gilbert. Nous allons plutôt nous orienter vers des mesures indirectes qui restent encore à déterminer, peut-être que les relevés de la hauteur des nappes d’eau seront suffisants. »

L’enseignant-chercheur, qui s’est spécialisé dans l’économie du carbone, en est persuadé : la réhabilitation des tourbières représente un investissement « rentable et pérenne » dans le cadre d’une stratégie bas carbone. « En France, c’est encore marginal. Mais par exemple, en Allemagne, pays qui compte de très grandes surfaces de tourbières de plaine, les conséquences de ces travaux sont intégrées dans les trajectoires vers la neutralité carbone ». Le professeur de l’université de Franche-Comté évalue à « quelques dizaines d’euros » le coût de ces opérations de génie écologique par tonne d’émission de CO₂ évitée.

Prendre soin des tourbières est d’autant plus nécessaire qu’elles se situent au croisement de trois crises écologiques, toutes liées : le changement climatique, l’effondrement du vivant et la raréfaction de l’eau douce.
À ce titre, l’alerte lancée, fin 2022, par une quarantaine de scientifiques, en marge de la COP15 sur la biodiversité au Canada est parfaitement explicite : « Avec les tourbières, il faut agir comme si notre avenir en dépendait, parce que c’est le cas. »