Le brame du cerf... raconté par les biches

Publié le 21 Novembre 2023

Les biches sont bien plus actives que la grande histoire naturelle aime raconter. -

Les biches sont bien plus actives que la grande histoire naturelle aime raconter. -

Paru sur Reporterre le 7/10/2023

e brame du cerf n’est jamais raconté du point de vue des biches, écrit l’auteur de cette tribune. Pourtant, elles sont les actrices principales de cette période.

Nicolas Haeringer est activiste depuis le début des années 2000. Il est directeur des campagnes 350.org, une organisation non gouvernementale environnementale internationale.


 

Depuis cinq ans maintenant, j’essaie de passer le plus de temps possible dans les forêts du Vercors entre septembre et octobre. Pendant environ un mois, les pessières et hêtraies y résonnent la nuit entière du son guttural typique du brame du cerf. Ce qui me frappe, après ces journées et ces nuits passées à observer ces sept biches et cerfs vivre leur vie, c’est qu’on ne raconte qu’une partie de l’histoire du brame : le brame du point de vue du cerf.

Ou plutôt : nous connaissons le brame tel qu’il est observé et relaté par des hommes principalement (naturalistes, photographes, chasseurs…), qui projettent (comme toute observatrice ou tout observateur) un peu, parfois beaucoup, d’eux-mêmes sur ces cerfs.

Ce n’est bien sûr pas spécifique au brame — des chercheuses et chercheurs ont montré depuis longtemps qu’on ne perçoit pas les mêmes comportements, les mêmes relations, selon que l’on soit un homme ou une femme, quand bien même on serait scientifique, donc censément préservé de tout biais d’observation. On peut penser aux travaux de la philosophe et zoologue Donna Haraway sur les primatologues, à ceux de la philosophe des sciences Vinciane Despret sur l’ornithologie, ou encore à ce texte de l’éditrice Isabelle Cambourakis, Le féminin oiseleuse est rare.

Le pouvoir des biches

L’histoire du brame serait donc celle de grands mâles qui s’affrontent à distance, en bramant, ou physiquement. Le vainqueur, autrement dit le plus beau, le plus fort, le plus expérimenté, le plus costaud des cerfs, gagnerait alors le droit de féconder les biches, qui n’ont pas voix au chapitre. Il ne gagne en effet pas ce droit vis-à-vis des biches, mais des autres mâles. Tout juste concède-t-on que les cerfs les plus jeunes peuvent espérer participer à la reproduction de l’espèce quand les grands mâles sont trop fatigués (d’avoir combattu, d’avoir bramé et sans doute aussi de s’être trop accouplés…) en fin de brame.

Peut-être que rien de tout cela n’est faux, mais il ne s’agit que d’une partie de l’histoire. Une partie que nous aimons conter en ayant recours à un champ lexical très spécifique : on peut ainsi souvent lire que les cerfs se constituent un « harem ». Ça ne vous rappelle rien ? Nous avons toutes appris au collège que la reproduction humaine reposait sur la fécondation d’un ovule par un spermatozoïde — celui qui parvenait le premier jusqu’à un ovule. Autrement dit : le plus rapide, le plus fort, le plus costaud des spermatozoïdes gagne le droit de féconder un ovule qui n’a pas voix au chapitre. Sauf qu’on a depuis découvert que les ovules choisissent en réalité quel spermatozoïde pourra les féconder.

Le brame du cerf... raconté par les biches

Faites le test : sur Google, « brame du cerf » + « harem » donne 150 000 résultats. Il y en a à peine trois fois plus pour « brame du cerf » tout court. C’est dire si l’association est répandue : un tiers des pages web consacrées au brame nous raconte donc l’histoire d’un harem dont disposeraient les grands mâles. On peut aussi lire à propos des biches qu’elles seraient le « trésor » des cerfs — un trésor évidemment « convoité » par d’autres mâles, dominants bien entendu.

Il nous manque donc tout un pan de l’histoire — celui qui nous raconterait le brame du point de vue des biches. Le brame, donc, tel qu’il serait observé et relaté par des observatrices (ou des observateurs) qui porteraient leur attention sur les biches plutôt que sur les cerfs.

Cette histoire serait sans aucun doute fort différente. Elle raconterait le pouvoir, ou la puissance des biches, immense. Car c’est l’inverse de ce qui est raconté qui a lieu : les cerfs ne se fabriquent pas un harem, ils cherchent au contraire à rejoindre une harde de biches.

Les biches, les actrices principales

Ce sont elles, les biches, qui vivent en hardes toute l’année — même pendant la période du brame. Les groupes de mâles se séparent de leur côté en septembre, chacun cherchant à rejoindre une harde. On est bien loin du harem que les cerfs se constitueraient et géreraient de manière patrimoniale.

Au demeurant, c’est quasi systématiquement une biche qui mène la harde, à quelques rares exceptions près — quand le cerf pousse un cri d’alerte, qui l’appelle à partir. Le plus souvent, c’est une meneuse qui choisit quand partir, quand fuir, et quand stopper la fuite.

Le brame du cerf... raconté par les biches

Cette année, nous avons même pu observer une harde d’une dizaine de biches, un cerf et un jeune mâle immature fuir (menée par la biche la plus expérimentée) parce qu’un autre cerf s’approchait trop… puis décider de revenir sur ses pas. Tandis que le jeune mâle fonçait tout droit, ce qui l’a conduit à aller trop loin, droit sur un autre cerf plus âgé, qui l’a alors visiblement chassé. Le temps qu’il fasse demi-tour, la harde était rentrée à couvert et le jeune cerf a erré de longues minutes, les naseaux au ras du sol pour tenter de sentir où la harde avait bien pu partir… avant de tomber sur un autre cerf qui l’a mis en fuite. Les biches passent leur temps à observer, à scruter les alentours – tandis que les cerfs ne semblent se soucier que des autres mâles. Elles mènent les déplacements, et les mâles les suivent.

Et ce sont bien aussi les biches qui détiennent la clef de la reproduction de l’espèce : chacune n’est féconde que 24 heures environ, au cours de deux à trois cycles, parfois quatre, d’œstrus entre septembre et novembre — celles qui n’auraient pas été fécondées maintenant le seront dans trois semaines, celles qui ne l’auront pas été dans trois semaines pourront l’être trois semaines plus tard, etc. Rien de tel du côté du cerf, qui doit donc attendre que chaque biche accepte d’être fécondée.

Les biches sont donc loin de n’être que des spectatrices, passives et difficilement consentantes. Elles choisissent aussi : ce sont elles qui laissent les cerfs prendre leur place dans la harde, qui décident de le laisser s’approcher, ou de se refuser à lui, se sauvent, l’épuisent. Le cerf n’est pas le seul à décider.

Les biches ne sont passives que dans la grande histoire naturelle que nous aimons raconter. Même silencieuses, ce sont elles les actrices principales de la période du brame.

Rédigé par ANAB

Publié dans #Protection animale

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T
Cet article est bien intéressant. On ne peut s'empêcher de sourire, tant il y a de parallèles avec les comportements humains 😊😂
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A
Merci Toll. Tu engages lourdement ta responsabilité avec ce parallèle... 😊<br /> <br /> Roland
B
Un point de vue très intéressant !
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A
Merci Bernard. Oui cela change.<br /> <br /> Roland