Les passages à faune en Alsace, ces boulevards qui s’ignorent
Publié le 1 Décembre 2023
articles parus sur l'Alsace le 3 nov 2023 signalés par Sylvie et Christian. un grand merci à vous deux.
Sous les autoroutes passent les ratons laveurs, les marmottes et les hamsters. Petits et grands, les passages à faune se multiplient en Alsace à la faveur des chantiers routiers. Mais leur impact véritable demeure méconnu. Des recherches universitaires ont été lancées pour éclairer leurs fonctions.
Un raton laveur, un jeune lièvre, une belette au corps effilé, une fouine, un campagnol, une hermine dans son manteau d’hiver, un blaireau européen, une marmotte... et même un chat : tous ces sujets ont été pris en photo sous ou aux abords de passages à faune, situés sous les autoroutes alsaciennes, en particulier autour de Duppigheim et de Soufflenheim.
Les appareils photographiques automatiques (les « pièges photo ») déployés ici et là ont fourni plus de deux millions de clichés, l’un après l’autre analysés, triturés, décortiqués pendant de longues années (sans recours à l’intelligence artificielle !) par Jonathan Jumeau dans le cadre de ses recherches en écologie routière qu’il mène à la Collectivité européenne d’Alsace (CEA). « La nature n’est pas toujours là où on l’attend. Je pensais repérer cinq espèces différentes, j’en ai recensé plus d’une trentaine… », s’étonne-t-il encore.
Des ratons laveurs repérés en Alsace
Blaireaux (des vrais), hermines, belettes, écureuils, lièvres et campagnols. Et même des ratons laveurs, une espèce « exotique » présente aujourd’hui en Alsace mais dans une proportion insuffisamment appréciée, ou encore une marmotte dont on se demande ce qu’elle pouvait bien faire sous une autoroute… « Pour l’anecdote, les pièges ont également immortalisé cette dame en chemise d’hôpital ainsi qu’un individu photographié en train de faire ses besoins devant le passage… » Mais le tout s’inscrit dans un projet de recherches bien sérieux sur l’impact des passages à faune, lui-même lancé à la faveur des Orientations stratégiques routes et biodiversité de la CEA, définies en 2022.
Un impact vérifié sur les gènes des cervidés
Depuis le premier hamsteroduc de la région, installé il y a un peu plus de dix ans à Innenheim , l’Alsace compte une centaine de petits passages à faune au-dessous des autoroutes et une quinzaine de grands passages, en hauteur, pour la faune grand format. Ce n’est qu’un début : bien que non obligatoire, leur aménagement se généralise sur les nouveaux tronçons et essaime sur l’existant. Par ailleurs, « les élus de la CEA ont pris l’engagement d’identifier les points noirs pour les collisions avec la faune et de les résorber, par exemple avec l’installation de ces passages », rappelle Jonathan Jumeau.
Outre les collisions, ces passages ont-ils un intérêt pour la biodiversité ? « Des études génétiques ont pointé l’effet de la fragmentation du paysage sur de nombreuses espèces, dont les cerfs. Grâce à l’utilisation de colliers émetteurs accrochés à des blaireaux ou des fouines, d’autres études ont pu confirmer la segmentation de leurs territoires, la route devenant une limite territoriale. L’objectif de ces passages est surtout le maintien d’une continuité génétique entre les populations. Il suffit, par conséquent, que quelques individus les franchissent pour qu’ils produisent un effet. »
Une famille de blaireaux a effacé les indices
Ces passages sont-ils utilisés ? Oui, selon Jonathan Jumeau. Les pièges photos l’attestent, là où ils sont installés. « Mais ils ne suffisent pas toujours, il faut parfois faire preuve d’inventivité. Nous avons par exemple mis des pièges à encre dans des grands tunnels : les animaux marchent sur un tampon imbibé d’encre puis se nettoient les pattes sur des feuilles, c’est pratique pour identifier les espèces les plus petites. À Epfig, sur le grand passage à faune, une étendue de sable avait été installée pour voir les traces des ongulés. Mais une famille de blaireau a ruiné l’expérience, lorsqu’elle est venue jouer et se rouler dans le sable… »
En dépit de ces batteries d’études, les passages à faune ne bénéficient pas d’un recul suffisant permettant de mieux appréhender leur intérêt et leur fonctionnement, alors qu’ils se multiplient. Comprendre l’interaction entre la nature sauvage et les routes est la raison pour laquelle la CEA s’est engagée dans ces études à travers son programme de recherche qui s’attachera en particulier à mesurer combien les bords de route sont des refuges de biodiversité. S’agissant de ces écosystèmes que les humains transforment, nous ne sommes plus à un paradoxe près…
Jonathan Jumeau examine un passage à faune à Ensisheim. Il a passé en revue des millions de clichés provenant de pièges photo installés dans ces passages, dans le cadre de ses études.
On appelle cela la synurbanisation ou encore la synanthropisation. La capacité des espèces qui composent la biodiversité à s’adapter aux miettes de terre promise que leur offre l’humain. « Cherchez la nature là où vous ne la trouvez pas, vous l’observerez dans des proportions que l’on a peine à imaginer », suggère Jonathan Jumeau, qui a fait de l’écologie routière, la science qui s’intéresse à la vie autour de l’asphalte, son domaine de recherche, puis d’application.
De par notre expansion, nous ne laissons plus beaucoup de place aux manifestations de la biodiversité. Où aller, lorsque l’on n’est pas un plant de maïs, un géranium ou un matou ? Le long des routes, c’est une possibilité à ne pas négliger, insiste le chercheur alsacien. Même si ces biotopes peu amènes sont conquis par des invasifs à l’instar des séneçons du Cap , ces fleurs jaunes qui égayent les autoroutes, mais sont toxiques pour le bétail, ils restent un gîte pour les refoulés de ce monde que nous faisons à notre image.
Des crapauds et des sangsues
Le cas du crapaud vert est révélateur… « Dès leur construction, les bassins d’orage qui ponctuent les axes routiers ou les zones industrielles ont accueilli de nombreuses espèces d’amphibiens, dont ce très rare crapaud vert. La moitié de ses effectifs se trouverait dans ces ouvrages, en dépit de la présence d’une forte prédation des têtards par des sangsues, attestée récemment. « Les bassins lui fournissent la nourriture et le biotope dont il a besoin. Il n’a surtout plus beaucoup d’autres endroits où aller… » Aussi frustes soient-ils, du moins à nos yeux, ces bassins abritent une biodiversité très riche. Par la force des choses.
Les routes et leurs infrastructures ont paradoxalement un rôle de conservation. D’où les fauches tardives, parfois mal acceptées par la population. Mais ces interactions sont encore insuffisamment connues. « Elles représentent pourtant un important champ de recherches, qui s’ouvre peu à peu grâce aux nombreuses données disponibles, mais pas utilisées. Il y a là un large fossé à combler. » Les effets des mesures environnementales, en particulier les mesures compensatoires, ont été scientifiquement peu étudiés. On ne sait donc pas à quel point les impacts des routes sur la biodiversité sont sous-évalués.
Enfin les mesures environnementales de compensation fleurissent en tous sens. À l’initiative de la CEA, plusieurs thèses, encadrées par Jonathan Jumeau, ont été menées dont l’une qui vient de débuter pour évaluer l’impact de ces mesures. Cette étude rejoindra la vingtaine de chantiers qui s’accorde à donner une lisibilité à l’écologie routière, via le réseau national Ittecop (infrastructures de transports, territoires, écosystèmes et paysage). Sachant que les interactions avec la biodiversité ne se cantonnent pas aux franges des déserts asphaltés et concernent tout autant les initiatives dites écologiques, comme les centrales solaires ou éoliennes.