Face aux corvidés, la nécessité d’une coordination plus que rurale
Publié le 27 Février 2024
Le corbeau freux est une espère intégralement protégée dans toute l'Europe. Mais les groupes de plus en plus nombreux causent de nombreux dégâts dans les cultures, au grand dam des agriculteurs
paru sur l'Alsace le 20/2/2024 Article signalé par Bernard. Merci Bernard.
Confrontés à des dégâts croissants, les agriculteurs interpellent les pouvoirs publics et les collectivités pour faciliter la régulation des corbeaux et corneilles, en privilégiant les tirs. Ne niant pas l’ampleur du problème, la Ligue de protection des oiseaux propose de son côté un « panel » de mesures non létales, qui implique une convergence des acteurs sur un territoire aussi vaste que possible.
Pour la première fois en Alsace, le 8 février dernier , des agriculteurs ont manifesté pour dire leur ras-le-bol des corvidés. Une cinquantaine d’entre eux ont positionné des tracteurs devant l’entrée du parc-expo de Mulhouse, où se tenait une réunion du conseil municipal, pour attirer l’attention sur les ravages des corbeaux freux et corneilles noires dans les cultures environnantes.
« L’an dernier, j’ai dû semer trois fois du maïs, sur sept hectares, parce qu’à chaque fois, les oiseaux venaient manger les graines, témoignait ce jour-là Ludovic Boetsch, agriculteur à Illfurth, à une douzaine de kilomètres au sud de Mulhouse. J’ai semé en avril, en mai et en juin. La saison étant avancée, j’ai dû recourir à des variétés plus précoces, qui ont des rendements plus faibles. Entre le surcoût des semis au printemps et la baisse de la récolte à l’automne, j’ai perdu 10 000 € ! »
Mobilisation inédite dans le Haut-Rhin
À l’initiative de cette mobilisation inédite, les Jeunes Agriculteurs du Haut-Rhin (JA 68) estiment le montant des dégâts dus aux corvidés à plus d’un million d’euros en 2023, sur l’ensemble du département, pour la seule culture du maïs. La partie rurale de l’agglomération mulhousienne concentre à elle seule 44 % des dégâts.
Les corbeaux freux ont occasionné des dégâts estimés à un million d’euros au cours de l'année 2021. Cet individu faisait partie d’un groupe important de corbeaux se nourrissant dans les champs entre Bruebach et Zimmersheim, le 6 janvier 2022.
À mesure que les habitats naturels des corvidés disparaissent, on observe en effet un regroupement en colonies dans les zones urbaines, où ils trouvent des arbres pour nicher à l’écart de leurs prédateurs traditionnels, explique Émilie Étienne, juriste à la Ligue de protections des oiseaux (LPO) Alsace, spécialiste de la cohabitation entre l’humain et la faune sauvage.
Dans le sud du Haut-Rhin, les oiseaux nichent ainsi à Mulhouse, mais vont jusqu’à Didenheim, Morschwiller, Michelbach, Schweighouse, Baldersheim, pour se nourrir. D’où l’interpellation de la ville par la campagne, le 8 février. Les JA considèrent que la commune centre et l’agglomération ne font pas assez contre ce fléau croissant.

Après la manifestation, la ville de Mulhouse, qui finance depuis deux ans une campagne hivernale de décrochage de nids, s’est engagée à demander des actions de tir auprès de l’administration. Les agriculteurs en attendent autant de M2A. Ils citent en exemple la ville de Colmar, qui s’est attaquée au problème dès 2013. L’arsenal déployé ne s’est pas limité à la destruction, mais c’est ce que les Jeunes Agriculteurs ont surtout retenu : 1250 oiseaux ont été « prélevés » en 2021, 700 en 2022 (selon la Direction départementale des territoires), plus de 1200 en 2023 (selon les JA). Le périmètre des tirs a été étendu l’an dernier à l’ensemble de l’agglomération, qui dépose une seule demande pour le compte de tous ses membres.
Dans le Bas-Rhin, si Yohann Lecoustey décrit une situation « devenue invivable pour plusieurs maraîchers dans l’agglomération de Strasbourg », le directeur de la FDSEA (Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles) ne considère pas les corvidés comme un problème principalement périurbain. « Tout le long de la vallée de la Bruche, à Duppigheim, Duttlenheim, Molsheim, c’est un enfer depuis plusieurs années. On a aussi d’énormes problèmes en Alsace bossue. »
L’alternative aux tirs demande du temps et de l’argent
La FDSEA 67 se tourne donc plutôt vers la préfecture pour « déverrouiller » les conditions de régulation des corvidés. « Il faut faciliter les choses pour les quelques chasseurs qui sont motivés, estime Yohann Lecoustey. On a déjà du mal à leur faire tirer des sangliers, alors un animal qui n’a pas de valorisation économique… » Les deux fédérations agricoles alsaciennes « poussent dans le même sens » et espèrent que les administrations départementales se coordonneront. Yohann Lecoustey compte sur « des interventions dans les points chauds avant la prochaine grande période de sensibilité », qui commencera en mars avec les semis du maïs (au même moment que la reproduction des corvidés).
« Il faut taper très fort, partout en même temps, sinon on ne fait que déplacer le problème », assénait Florent Pierrel, président des JA 68, le 8 février. Si le tir est à ses yeux une solution inefficace dans la durée, la LPO souligne elle aussi la nécessité d’une coordination à l’échelle la plus vaste possible. Plutôt que des dérogations répétées pour des tirs, Émilie Étienne esquisse un plan d’ensemble, qui réunirait agriculteurs, chasseurs, associations, autour d’une collectivité comme le Grand Est ou la Collectivité européenne d’Alsace (CEA). « Il faut mettre en œuvre un large panel de mesures : cela demande du temps, des moyens, un soutien financier. »
Une problématique sans frontières
« Nous n’arriverons pas à régler cette problématique durablement si une poignée d’agriculteurs, une seule ville ou un seul département se mobilisent », ajoute la juriste de la LPO, après l’échec d’un protocole combinant des actions en milieu urbain et en milieu agricole, proposé à Mulhouse en 2022. « Si tout le monde n’agit pas de la même façon, les dégâts se poursuivront ou seront simplement reportés chez le voisin. »
Les oiseaux ne connaissant pas de frontières, la question est en réalité bien plus large. À Bantzenheim, commune de la bande rhénane, Jean Godinat est confronté aux razzias de corvidés venus d’Allemagne. Et il ne peut guère compter sur ses collègues badois pour réduire la nuisance : outre-Rhin, les corvidés ne peuvent être « prélevés ». « Les agriculteurs allemands subissent, ils envient les quelques moyens d’action dont nous disposons ici », confie Jean Godinat. « Si on règle le problème sur 90 % du territoire alsacien, ce sera déjà un premier pas, conclut Yohann Lecoustey. On verra ensuite avec nos collègues allemands ce qu’on peut améliorer. »