Marc-André Selosse : « La solution, c’est le vivant ! »

Publié le 6 Mai 2024

paru sur Reporterre le 6/4/2024 et signalé par Francis. Merci Francis.

Agriculture bio, non-labour... Les solutions sont là, déjà, amassées grâce à l’écologie et les sciences du vivant. Mais « on ne pense pas au vivant », regrette le biologiste Marc-André Sélosse, auteur de Nature et préjugés.

Professeur au Museum national d’histoire naturelle, Marc-André Sélosse est un spécialiste des champignons et du sol. Il publie Nature et préjugés (éd. Actes Sud), un beau livre de vulgarisation qui plaide pour la reconnexion de notre société au vivant.

Écoutez ce grand entretien ci-dessous ou sur une plateforme d’écoute de votre choix.


 

Reporterre – Pourquoi dévaste-t-on la planète ?

Marc-André Sélosse – La tendance à dévaster est malheureusement une tendance du vivant. Mais l’Homme est la première espèce à avoir la capacité de prévoir et donc de continuer à dévaster en sachant ce que cela implique.


Pourquoi le fait-on, alors ?

Cela renvoie à un principe qu’on appelle « la tragédie des biens communs », qui a été formulé en 1968 par l’écologue Garrett Hardin. L’idée est que le court terme l’emporte sur le long terme. En d’autres termes, un organisme qui se reproduit plus qu’un autre aura plus de descendants et transmettra ce qu’il est, même si c’est aux dépens du long terme. Cela s’observe aussi en économie, où l’on peut faire plein d’argent en abîmant le milieu. L’idée est que ce qui est sélectionné est ce qui marche à court terme, quelles qu’en soient les conséquences à long terme. Au contraire, l’Homme pourrait s’inspirer de ce que nous voyons et nous prévoyons pour encadrer mieux les choses et empêcher les succès à court terme qui obèrent le long terme. La tragédie des communs, c’est donc cela : si quelqu’un a un moyen d’obtenir plus d’un bien commun, qui rapporte pourtant à tout le monde, tout le monde va porter le poids de cette « réduction ». Celui qui a endommagé ce bien commun encaisse, lui, le bénéfice.


C’est un comportement capitaliste, non ?

Oui. Le capitalisme est un de ces mécanismes qui, bien qu’il émerge dans la sphère culturelle, est attendu dans le monde vivant. Mais être humain, c’est ne pas se résigner à l’attendu.


Pourquoi ceux qui ont le plus de puissance dans le monde continuent-ils à avoir cette vision de court terme ?

Ils veulent empocher de l’argent et puis ils iront se réfugier dans un bunker sur une île. Je suis convaincu que ces gens ignorent les sciences de l’écologie ou de l’évolution. Ils ne croient pas vraiment à ce qu’annoncent ces disciplines parce qu’ils n’ont pas été formés aux logiques du vivant. Elon Musk est convaincu qu’avec un peu d’exploration spatiale, on passera à une « planète B ». Ça me fait rigoler, parce que le vivant est lié à des conditions physicochimiques qu’on a peu de chance de retrouver ailleurs. Mais il y a des gens sincèrement convaincus que les messages d’alerte que passent les scientifiques ne sont pas si vrais que ça, qu’il s’agit d’une opinion.

Marc-André Sélosse, biologiste, spécialiste des champignons et du sol, et auteur de « Nature et préjugés ».

Marc-André Sélosse, biologiste, spécialiste des champignons et du sol, et auteur de « Nature et préjugés ».

Les dirigeants sont-ils ignorants ?

Il leur manque un pan de connaissances. Il ne faudrait pas dédouaner tout le monde, parce que lorsque vous achetez un produit, vous cautionnez le système qui l’a produit. Bien sûr, des puissants essayent de tirer un maximum d’argent à court terme du bien commun qu’ils détruisent. Mais ils le font avec la complicité de ceux qui, comme moi, ont un ordinateur, par exemple. On devient dépendant. Nous sommes complices d’un système où, en consommant, nous donnons un sens aux activités de surexploitation qui nous entourent. Concrètement, j’ai moi-même un poids de responsabilité. Pas seulement les gros.


Il y a quand même une solution au désastre, écrivez-vous dans « Nature et préjugés ».

L’écologie et les sciences du vivant ont accumulé des connaissances qui offrent des perspectives de solutions, voire des solutions déjà mises en place. Contre l’érosion des sols agricoles qui est décuplée par le labour, on a aujourd’hui des formes d’agriculture non labourées. Contre la toxicité des aliments qui sont bourrés de pesticides ou de cadmium, dérivé des engrais phosphatés qu’on utilise en agriculture conventionnelle, le bio a trouvé des solutions. On a aussi des perspectives pour mieux gérer les antibiotiques par des méthodes moins impactantes pour l’organisme.

Marc-André Selosse : « La solution, c’est le vivant ! »

Pour vous, il ne faut pas tant parler de la transition que reconnaître que nous sommes, comme tous les êtres vivants, plongés dans la course à l’évolution.

On y est soumis. Par exemple, je vous vois blanc. Moi aussi je suis blanc. Pourquoi ? Parce que quand certains groupes humains — qui étaient de peau noire, ce qui la protégeait des rayons UV — sont montés dans les zones tempérées, sa peau est devenue plus pâle parce que ça permet aux UV d’y entrer et de faire de la vitamine D. Et donc l’humanité a blanchi chaque fois qu’elle est partie dans les latitudes élevées. Nous sommes un produit de l’évolution biologique et cette évolution n’est pas terminée. Nous sommes aussi un produit d’évolution culturelle. La culture est aussi en évolution selon des mécanismes très semblables aux mécanismes de l’évolution biologique. La culture a ceci de commun avec l’évolution biologique qu’on ne peut pas l’arrêter : les autres évoluent, et cela vous oblige à évoluer en retour. C’est un processus incessant. Alors que le concept de transition revient à dire qu’on va passer dans un état parfait puis ce sera fini. Mais il faut penser la transition que nous devons faire comme le premier pas qui mènera à une autre transition. Et la suite des transitions, c’est l’évolution culturelle.


Il y a eu une crise agricole au début de l’année. Que retenez-vous des annonces du gouvernement en réponse à cette révolte paysanne ?

Quand on écoute les revendications de la FNSEA et quand on voit comment le gouvernement agit, cela incarne très bien ce que je vous disais tout à l’heure : on ne pense pas au vivant. En revanche, on n’a pas peur du chimique. Mais en utilisant le chimique, on abîme le vivant. Les agriculteurs ont en moyenne moins de cancers que la population générale, mais pour des cancers comme les lymphomes, ils en ont 50 % en plus, pour les myélomes, 20 % en plus.

« Le gouvernement néglige le vivant »

Ils ont des problèmes aussi de cancers de la prostate, et des problèmes d’Alzheimer ou de Parkinson. Les décisions prises ne sont pas bonnes pour la santé des agriculteurs et des consommateurs, elles négligent le vivant comme solution.


Pourquoi prend-on ces mauvaises décisions ?

Les lobbies veulent continuer à valoriser les appareils de production dans lesquels ils ont investi. Mais par ailleurs, la société n’est pas prête à aider les agriculteurs. Récemment, on a vu que le marché du bio a commencé à se rétracter de 4 à 5 % [1]. Qu’est-ce qui s’est passé ? Rien.


N’est-ce pas parce que les décideurs n’ont pas soutenu cette voie d’avenir ?

Dans un pays démocratique, les décideurs reflètent le pays. Les politiques servent aux gens ce qu’ils attendent. Nous payons une désaffection collective, notamment envers l’agriculture. Du coup, les agriculteurs ont raison de ne pas changer. Parce que changer, c’est prendre des risques. On ne peut pas leur demander de faire mieux sur la qualité de l’eau, sur la qualité du paysage, sur la qualité de l’air, sur la qualité des aliments si l’on ne paye pas davantage leurs produits.

Pourquoi y a-t-il cette désaffection sur des sujets aussi importants ?

Parce que le vivant, c’est la dernière roue du carrosse. On croit beaucoup plus aux technologies et à la chimie qu’au vivant comme outil. Du coup, on ne voit pas l’agriculture, on ne voit pas la production alimentaire, on ne voit pas les écosystèmes. Dans l’enseignement, il n’y a pas de programme autour des sciences du vivant. Et les profs de maths et de physique disent aux gamins qui veulent devenir ingénieurs, agronomes ou médecins, « il faut que tu fasses des maths et de la physique parce que ce sont les matières de sélection ». On forme des agronomes qui ne sont pas très bons en bio parce qu’ils ont le même coefficient en maths et en biologie à l’entrée de l’Agro. On fait des médecins qui n’ont pas trop le temps de s’occuper du patient comme d’un truc vivant parce qu’ils ont été sélectionnés sur des maths.


Il y a quelque chose qui est porteur d’espoir, c’est le 4 pour 1000. De quoi s’agit-il ?

On va enfin donner un exemple très précis de solution. Quand on laboure, on bousille la vie du sol, on augmente l’érosion. Les sols européens ont perdu la moitié de leur matière organique depuis les années 1950. Le 4 pour 1000, c’est l’idée que si on met de la matière organique dans le sol et qu’on ne laboure pas, on va y stocker du carbone. Si, tous les ans, on augmente de 4 pour 1000 la teneur en matière organique, on aura effacé la production de gaz à effet de serre de cette année-là, c’est énorme.

Comment mettre la matière organique dans les sols ? Par le compost. Et en hiver, au lieu de laisser le sol nu s’éroder, vous plantez des intercultures que vous allez broyer au sol avant de faire votre semis au printemps suivant. Comme ça, vous pouvez stocker entre 100 et 800 kilos de carbone par hectare. Et l’agriculteur va pouvoir émarger aux crédits carbone. Si le syndicat agricole majoritaire faisait son travail, il irait sur le marché du carbone prendre du fric pour aider l’agriculture. Mais il y a mieux. Quand vous avez remis de la matière organique dans le sol, non seulement c’est autant de carbone qui ne va pas être sous forme de CO2, mais la matière organique du sol colle les particules de sol, et résout les problèmes d’érosion.

 L’écologie et les sciences du vivant ont accumulé des connaissances qui offrent des perspectives de solutions, voire des solutions déjà mises en place » – comme l’agriculture bio

L’écologie et les sciences du vivant ont accumulé des connaissances qui offrent des perspectives de solutions, voire des solutions déjà mises en place » – comme l’agriculture bio

Cette matière unique a un autre rôle : elle soutient la vie du sol qui s’en nourrit et, lentement, libère de l’azote et du phosphate. Elle est un engrais. Elle a encore un autre rôle, c’est qu’elle retient l’eau. 1 % de matière organique en plus dans le sol, c’est 10 millimètres d’eau de pluie retenue. Dans un pays dont les étés deviennent secs, c’est une façon d’avoir plus de réserves en eau dans le sol. Un point que le plan eau du gouvernement en mai dernier a complètement négligé. Donc, remettre la matière organique dans les sols, c’est bon pour le climat, bon pour la vie des sols, bon contre l’érosion, bon pour faire des réserves en eau. Putain, qu’est-ce qu’on attend ?


Justement, pourquoi ça ne se fait pas ?

Il y a besoin de sortir du technologique, de sortir du chimique et de prendre le vivant comme solution. Qu’est-ce qu’on attend ? Je ne sais pas, mais on est complètement acculturés du vivant.


Dans « Nature et préjugés », vous écrivez : « Une génération comme la mienne n’a rien obtenu en expliquant et en discutant bien poliment. »

J’ai 55 ans et je vois que rien n’a changé, au contraire, tout a empiré et on peut se poser la question de savoir si la voix de la raison peut marcher. Une chose m’inquiète beaucoup, c’est que l’alternative qu’est l’action violente finit par devenir un possible. Je suis non violent, mais il faut regarder les choses en face : quand on voit que la violence des agriculteurs paye face au gouvernement, on se dit que si on veut que l’écologie paye, il faut en faire autant.


Diriez-vous comme René Dumont en 1974, « l’utopie ou la mort » ?

La mort est annoncée clairement, les pesticides sont faits pour tuer. Le cadmium [métal toxique omniprésent dans notre environnement] — qui contamine les phosphates qu’on utilise comme engrais — nous contamine puisqu’il rentre dans les végétaux et qu’on les mange. Derrière le mot « utopie » se cache l’idée de quelque chose qui ne peut pas exister aujourd’hui. Or, il y a des choses déjà mises en pratique localement et qui marchent. Donc je ne dirais pas l’utopie ou la mort, mais « utiliser le vivant ou la mort ».

Rédigé par ANAB

Publié dans #Opinions

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T
Les sciences environnementales ont une dette de reconnaissance à l'égard de ce grand homme, paradoxalement si proche du sol.<br /> Nous aussi d'ailleurs, pour peu que nous nous accordions le temps de nous en rendre compte.
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A
Bien dit Toll. Roland
N
Il est top !
Répondre
A
👍