Que cachent les prises de bec autour du grand tétras ?
Publié le 7 Mai 2024
Après des décennies d’une mobilisation collective pour sauver l’espèce dans les Vosges, le plan de renforcement du grand tétras proposé par l’État et le Parc naturel régional des Ballons des Vosges se retrouve contesté.
Paru sur l'Alsace le 28/4/2024 avec de nombreux autres articles sur le même sujet- en fin de cet article une réaction du photographe animalier bien connu Vincent Munier
Signalés par Bernard et Carine. Merci à eux.
Faut-il réintroduire le grand tétras pour préserver les milieux sauvages ou d’abord créer des zones d’habitat favorables à l’oiseau pour le sauver ? Le plan de renforcement du grand tétras dans le massif des Vosges divise les naturalistes et les scientifiques. Révélatrice des tensions qui travaillent le mouvement écologiste dans son rapport au sauvage, cette discorde masque aussi des enjeux politiques et idéologiques.
La réserve naturelle du Grand Ventron, un des derniers retranchements du grand tétras, vue depuis le Rothenbachkopf.
Le « coq fou » n’est plus tout seul au fond des bois. Les humains aussi peuvent hériter de comportements fougueux, surtout quand le Parc naturel régional des Ballons des Vosges (PNRBV) décide de renforcer la population de grands tétras sur son territoire, sous l’égide de l’État et avec le soutien de la Région Grand Est. Ce projet « exploratoire » de cinq ans , doté d’une enveloppe prévisionnelle d’un million d’euros, divise les scientifiques, les naturalistes et les défenseurs de l’environnement.
Le recours en référé suspension déposé par cinq associations vosgiennes contre le lâcher de bêtes en provenance de Norvège a été rejeté par le tribunal administratif de Nancy.
SOS Massif des Vosges, Vosges Nature environnement, Oiseaux Nature, le photographe animalier Vincent Munier et le conseil scientifique régional du patrimoine naturel du Grand Est (CSRPN) sont opposés au programme. Alsace Nature, LPO Alsace, des experts comme Jean-Jacques Pfeffer, représentant du Grouse Specialist Group de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) auprès du PNRBV et Emmanuel Menoni, spécialiste français du grand tétras, y sont favorables.
« Un conflit discret, qui confine au combat de coqs »
La réintroduction d’espèces disparues et la conservation d’animaux en voie d’extinction ont toujours été accompagnées de débats passionnés : hier l’ours brun dans les Pyrénées, aujourd’hui le grand tétras dans le massif des Vosges où il ne resterait que trois ou quatre individus. Pour le professeur de sociologie Philippe Hamman, ces désaccords posent « la question de la place du sauvage dans une nature maîtrisée » et relèvent de « compromis pratiques » qui se déclinent sous forme de « transactions de continuité ou de rupture ».
es termes posés par l’universitaire strasbourgeois illustrent parfaitement la ligne de fracture entre les partisans de « la dernière chance » et ceux qui refusent de participer à « une catastrophe annoncée » , selon leurs termes. Dans ce conflit discret, qui confine au combat de coqs, l’affect l’emporte souvent sur la raison, la science se retrouve concurrencée par des convictions et l’absence de connaissances et de données fait force de loi.
Il suffit de lire l’avis défavorable du CSRPN Grand Est et la réponse que cinq spécialistes ont adressée à la préfète des Vosges pour se rendre compte de l’étendue de l’incompréhension. Les deux parties se renvoient des données scientifiques – tirées parfois des mêmes études !- et ne partagent pas le diagnostic expliquant la disparition de l’espèce.
Le CSRPN Grand Est fait valoir les risques liés au changement climatique, au dérangement et à la grande fragilité de l’habitat du Tetrao urogallus. Ses membres soulignent les « trop nombreuses lacunes » du dossier produit par l’État et le PNRBV et remettent en cause d’une certaine manière son sérieux. De leur côté, les cinq experts nuancent l’impact du changement climatique et du dérangement sur la démographie des gallinacés. Ils insistent en revanche sur les effets de la prédation et la nécessité d’un renouvellement génétique tout en estimant que leurs contradicteurs font preuve d’une « certaine inconséquence ».
Le grand public ne peut qu’être déboussolé par une telle partie de ping-pong, ce qui n’empêche pas les protagonistes de camper sur des positions qui dépassent le strict cadre scientifique.
Selon le Groupe Tétras Vosges, il restait en 2023 « seulement trois à quatre » individus dans le massif des Vosges, la dernière observation confirmée de l’espèce remontant à octobre 2023 avec un cliché d’une femelle pris par un appareil photographique sur la réserve naturelle nationale de Tanet-Gazon du Faing.
Pour Bernard Schmitt, président de Vosges Nature Environnement, le processus est « malheureusement irréversible ». Il ne se cache pas qu’« en dénonçant la réintroduction du grand tétras », il « dénonce l’absence de politique environnementale de l’État ». Il remarque aussi que « les associations s’entendent ou non avec les préfectures » et que certaines sont « davantage dans la coopération » que d’autres. Ce qui fait dire à Dominique Humbert, président de SOS Massif des Vosges, qu’« on a affaire à des positionnements politiques ».
« Le tétras est devenu le symbole de certains décideurs qui veulent mettre en avant le sauvetage d’une espèce », pense Patrick Masson, président d’Oiseaux Nature. Dominique Humbert y voit « une opération de communication qui n’a rien à voir avec la biodiversité ». Il suspecte le Parc naturel régional de vouloir chercher « le renouvellement de sa labellisation en 2027 » et Bernard Schmitt considère qu’« au-delà du tétras, l’État s’achète une conduite pas cher ». Pour ces associations, l’oiseau se retrouve « pris en otage » par des intérêts qui le dépassent.
« Le scientifique se nourrit de contradictions », veut croire Yves Muller, le président de la LPO Alsace, qui défend le projet, sous certaines conditions, comme Alsace Nature. Contrairement à leurs voisines vosgiennes, ces deux associations considèrent que « le projet va plus loin que la simple survie du grand tétras sur le massif car sa présence est une des dernières chances de préserver les milieux sauvages encore présents ».
Pour la LOP Alsace et Alsace Nature, la réintroduction de l’oiseau mythique « ne peut être qu’une première étape » d’une politique plus volontariste en matière de contrôles et de surveillance, de zones de quiétude, de limitation du développement touristique et d’équipements de loisirs. « Certains voulaient d’abord recréer l’habitat pour le grand tétras, nous disons qu’il faut faire les deux choses en même temps », note Yves Muller. « Le grand tétras doit marquer un point de réflexion pour limiter le plus possible la fréquentation du massif », veut croire Michèle Grosjean, présidente d’Alsace Nature.
« On intervient pour réparer les erreurs du passé, en manipulant »
« Dans la vraie vie, il n’y a pas de schéma idéal », reconnaît Stéphane Giraud. « Le risque, c’est que ça ne se fasse jamais. » Si le directeur d’Alsace Nature estime que le grand tétras peut être un levier pour résister aux « puissants acteurs socio-économiques », il n’est pas dupe des contradictions qui sous-tendent la démarche de l’État et du Parc. « Le’’en même temps’’ ne marche pas. On ne peut pas vouloir préserver le grand tétras et favoriser le développement du tourisme quatre saisons. »
« Nous avons affaire à des répertoires et à des priorités différentes. Aucun groupe social ne marche comme un seul homme, c’est aussi le cas du milieu environnementaliste », analyse Philippe Hamman. Pour le directeur de l’Institut d’urbanisme et d’aménagement régional (IUAR) de l’Université de Strasbourg, « la régulation d’une espèce en voie d’extinction » s’inscrit dans « la dualité entre espace protégé et ordinaire, nuisible et utile, sauvage et domestique ». « C’est dans ces balancements que se logent les conflits », poursuit-il. Antagonismes qu’on retrouve pour l’éolien et la méthanisation.
Emmanuel Menoni, auteur d’une thèse de doctorat sur l’écologie et la dynamique des populations du grand tétras dans les Pyrénées, se dit « attristé » par ce qu’il entend. « Des gens avancent des arguments animalistes ou sont anti-interventionnistes. Or, on intervient pour réparer les erreurs du passé, en manipulant », dit-il.
« Ils croient toujours au jardin d’Eden dont l’homme a été chassé »
Le photographe vosgien Vincent Munier, qui qualifie la réintroduction du coq de bruyère de « bêtise des Vosges », ne partage pas cet avis. « S’obstiner à vouloir manipuler le vivant de la sorte, en jouant les apprentis sorciers, n’est rien d’autre qu’un déni de réalité […] et en soi très discutable d’un point de vue philosophique », écrit-il dans sa tribune dans laquelle il exprime son refus de voir les Vosges réduites à « un vaste terrain de jeu pour une espèce – la nôtre – au détriment de toutes les autres ».
Vincent Munier et Jean-Jacques Pfeffer ont échangé quelques amabilités sur le sujet, le premier demandant « plus de poésie » à son contradicteur qui préfère « la science ». « Il s’agit de deux conceptions de la vie », indique le membre de l’UICN-Grouse Specialist Group. « Ils croient toujours au jardin d’Eden dont l’homme a été chassé. On est dans l’irrationnel ! », s’agace-t-il en évoquant « ceux qui sanctifient le grand tétras. » « La sacralisation de la nature interdit de manipuler l’oiseau et de parler de la prédation ! »
Emblème des Vosges comme le sanglier l’est pour les Ardennes, le grand tétras est aujourd’hui au centre d’un débat métaphysique qui n’a rien à envier au paradoxe de l’œuf et de la poule. Une femelle n’y retrouverait pas ses poussins.
Quatre poules et trois coqs
Dès la décision du tribunal connue, les agents du Parc ont procédé au lâcher des premiers oiseaux. Quatre poules et trois coqs, arrivés en deux vagues ces deux derniers jours, ont ainsi commencé leur nouvelle vie vosgienne. Une partie d’entre eux avait auparavant passé la nuit dans une volière aménagée à la hâte pour eux sur le site de lâcher en raison de la procédure judiciaire en cours. Une source de stress supplémentaire pour les oiseaux après la capture et le long voyage, ont déploré les spécialistes français et norvégiens.
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