Adeline Soulier : « L’extinction des insectes engendrerait la disparition de l’humanité »
Publié le 12 Août 2024
Adeline Soulier est enseignante chercheuse au Muséum national d’histoire naturelle, spécialisée dans les hémiptères, un ordre d’insectes dans lequel on trouve la cigale. Elle décrit le mélange de fascination et de répulsion qu’exercent les petites bêtes sur les humains et leur rôle central dans la biodiversité.
À l’automne 2023, on a assisté à une frénésie collective autour des punaises de lit, que l’on semblait redécouvrir. Régulièrement sont incriminés les moustiques tigres, porteurs de maladies, ou des frelons asiatiques, accusés de tuer nos abeilles… Comment expliquer cette phobie, voire cette détestation ?
Je pense que c’est essentiellement dû à une grande méconnaissance de notre part. En matière d’évolution, les insectes ont suivi une voie différente de la nôtre. Nous avons toujours beaucoup plus de sympathie pour un ours, parce que nous le trouvons mignon et qu’il est plein de poils, que pour une guêpe, qui est pourtant bien moins dangereuse – parce qu’il est moins éloigné de nous dans l’évolution que ne le sont les insectes.
Or, l’humain a souvent peur de ce qu’il ne connaît pas. Il faut donc que nous fassions un effort pour comprendre qu’ils sont tout aussi intéressants, tout aussi fascinants que le reste des animaux. Qu’ils ont une fonction dans la biodiversité qui les rend indispensables à notre monde. On ne protège bien que ce que l’on connaît.
Cette répulsion serait donc due à une mauvaise perception de l’insecte et de son rôle dans la biodiversité ?
Oui, et parce que nous avons une vision très utilitariste du vivant. Si l’humain ne voit pas immédiatement ce qui peut lui servir, il s’en détourne. Ce n’est qu’ultérieurement que l’on comprend ce qui se joue en matière d’équilibre du vivant sur la planète. Si on prend les insectes avec le plus gros potentiel de sympathie, quels sont-ils ? Ce sont les abeilles, parce qu’elles font du miel. Puis viennent les autres pollinisateurs, parce qu’ils ont un intérêt en agriculture, pour produire la nourriture dont nous avons besoin.
Philippe Grandcolas, chercheur au Muséum national d’histoire naturelle écrit dans son livre la Puissance de la biodiversité (Biblis, 2023), « Nous ne voyons pas ce qui est petit, nous ne le voyons que quand il nous pose des problèmes ».
C’est pour cela que quand je donne des cours à des étudiants ou à du public, je commence par leur parler des toutes petites bêtes qui sont dans leur jardin. J’utilise des photos agrandies et je leur dis : tout ce que vous avez vu dans cette conférence ou ce cours, vous le trouverez dans votre jardin si vous prenez le temps de regarder. Mieux connaître les insectes, c’est moins les craindre. Comprendre que c’est accidentel quand une abeille nous pique, car elle n’y a aucun intérêt.
Qu’une araignée n’a aucune raison de nous mordre, sauf si elle se retrouve coincée, car nous ne représentons pas une proie pour elle. Et même les moustiques qui piquent sont très peu nombreux : 15 % des 3500 espèces recensées, uniquement des femelles, qui ont besoin de sang pour développer leurs œufs. La plupart du temps, les mâles sont floricoles. Une infime partie des espèces d’insectes sont nuisibles pour l’humain, moins de 1 % sur 1,3 million décrites à ce jour, ravageurs de culture ou vecteurs de maladies.
Pourquoi les punaises de lit posent-elles un problème de santé publique, alors qu’elles existent depuis la nuit des temps ?
Si elles sont revenues, c’est parce que nous avions auparavant des traitements de choc pour les détruire. Des insecticides néfastes pour notre santé et que nous avons dû éliminer. Conséquence : la punaise de lit a reconquis un certain territoire. Mais, au-delà du problème de santé publique, ce qui nous gêne, c’est l’image que cet insecte renvoie. On l’associe à des zones défavorisées, or ce n’est pas le cas. On trouve des punaises de lit dans tous les milieux et même dans certains palaces… Cela n’a rien à voir avec l’hygiène.
Comme pour les poux, où les enfants touchés sont souvent stigmatisés…
Peu importe la classe sociale de l’enfant, le pou saute d’une tête à l’autre sans faire de distinction. Tous les insectes liés au parasitisme nous dérangent. Mais le paludisme, par exemple, ne sévit pas dans des zones défavorisées, mais dans des endroits où les conditions environnementales sont favorables à son développement.
Nous oublions souvent que nous sommes les vecteurs de ces « invasions », par nos transports et déplacements…
Oui, on les emporte dans nos bagages, d’un hôtel à l’autre. Et plus on bouge, plus on a de chances de voyager avec une blatte dans sa valise, avec une punaise de lit… Les humains et leur mode de vie favorisent leur propagation. Et c’est souvent parce qu’on introduit un insecte sur un territoire sans son prédateur que l’on permet aux populations d’exploser.
Par exemple, en 2012, aux États-Unis, a été introduit accidentellement un très beau fulgore, originaire d’Asie. Il est sans doute entré avec une cargaison de pierres venues de Chine, sur lesquelles se trouvaient des œufs ou des larves. La première détection a été faite en 2014 en Pennsylvanie et actuellement le fulgore est recensé dans 17 États. Les énormes moyens mis en place localement pour endiguer les populations ont été un échec. Les États-Uniens ont très peur pour leurs vignes notamment. Or en Asie, leur population est régulée par ses prédateurs naturels.

Des spécimens de Cosmoscarta septempunctata, conservés dans la collection du MNHN.
Le premier nid de frelons asiatiques, lui, a été observé pour la première fois en Lot-et-Garonne en 2004. On pense que les femelles fondatrices auraient été introduites avec des poteries importées de Chine par un horticulteur. En Europe, il n’a pas de prédateur particulier. Nos abeilles ne savent pas se défendre, contrairement aux espèces asiatiques d’abeilles, qui ont appris à se protéger. Sans prédateurs, ces populations ont explosé et elles ont colonisé toute la France et une partie de l’Europe (Espagne, Portugal, Belgique, Italie, Allemagne, Angleterre et Pays-Bas).
Et parce que l’homme a modifié ses pratiques culturales, il a favorisé ces espèces de ravageurs. Quand on a des champs immenses en monoculture, il suffit d’une seule espèce pour tout détruire en une seule vague. On sait qu’en mélangeant les espèces végétales on favorise la biodiversité et les insectes, en permettant que se développe un équilibre. Laisser de l’espace à la faune et à la flore sauvages est aussi une solution pour limiter ces ravageurs. Cela évite de répandre des produits phytosanitaires qui détruisent massivement les insectes, sans faire de distinction.
Se jouent aussi dans cette cohabitation entre l’humain et l’insecte des enjeux qui touchent à la santé. Quand on réduit l’espace réservé aux animaux, cela peut entraîner la propagation de virus très dangereux… On l’a vu pour le VIH, on le voit pour le Sars-Cov-2.
Si on grignote les espaces où certains animaux vivent avec leur cohorte de bactéries, de virus, en entrant en contact avec eux, on s’expose à ces maladies. Et cette transmission est accélérée par nos modes de transports modernes.
Les insectes exercent aussi une forme de fascination. On leur prête des performances extraordinaires. La littérature et le cinéma ont ainsi imaginé des hommes augmentés par le pouvoir des insectes, comme Spider-Man…
Les insectes ont des capacités physiques que nous n’avons pas. Le cercope, par exemple, est capable de faire un saut d’environ 70 cm, soit 100 fois sa propre longueur. Pour échapper à son prédateur, c’est très efficace ! À titre de comparaison, c’est un peu comme si un humain d’1,70 m faisait un saut de 170 m. Pour rappel, le record actuel de saut en hauteur est de 2,45 m !
Comment expliquer le succès du film Microcosmos (1996) ou, en littérature jeunesse, des petites bêtes d’Antoon Krings ?
Sans doute parce qu’ils nous permettent d’observer quelque chose d’extrêmement petit et auquel on n’a pas accès directement… Ils nous rendent ces insectes plus familiers, et plaquent aussi sur leurs comportements des sentiments humains… qui ne le sont pas. Ce qui permet de développer un capital sympathie, un peu artificiel. Par exemple, le courage que l’on évoque face à un bousier qui pousse sa pelote est en fait une question de survie.

Un spécimen de Maana Soulier-Perkins (à droite), découvert en 1998 par Adeline Soulier.
• NICOLAS FRIESS/HANS LUCAS POUR LA VIE
Pour comprendre le monde des insectes, il faut arriver à se détacher de nos valeurs morales, humaines, qui ne s’appliquent pas nécessairement. Prenons l’exemple de la mante religieuse qui peut manger le mâle pendant l’accouplement. Nous avons tendance à voir cela avec une approche humaine, mais le mâle assure une fonction complète : en permettant à la femelle de se nourrir, il lui permet d’avoir une bonne ponte et de perpétuer le cycle de vie.
Ce monde nous reste encore largement méconnu…
En recensant les seules espèces connues, on doit arriver, pour les cinq grands ordres, à près de 350 000 coléoptères, 150 000 diptères (mouches, moustiques, etc.), 155 000 lépidoptères (papillons), 145 000 hyménoptères (fourmis, guêpes et abeilles) et près de 84 000 hémiptères… Soit un peu moins de un million d’insectes décrits… et beaucoup d’autres restent à découvrir !
Soit 85 % des espèces animales connues, soit plus de la moitié de la biodiversité.
À peu près. Mais, dans ce domaine du très petit, nous sommes très en retard par rapport à d’autres groupes, comme les oiseaux ou les mammifères, et beaucoup de régions du monde restent inexplorées, comme les zones tropicales, plus riches en insectes que les zones où nous vivons.
Et si ces insectes disparaissaient ?
Ce serait une catastrophe écologique. Il faut bien comprendre que, sur notre planète, tout est lié. Les plantes sont liées aux insectes, liés aux oiseaux, eux-mêmes liés aux mammifères. Dans cette chaîne du vivant, si un maillon est détruit, tout s’effondre. Les insectes ont des fonctionnalités clés à différents endroits : ils participent au recyclage de la matière, ils sont la nourriture de certains animaux – plus d’insectes, plus d’oiseaux, par exemple –, ils sont importants dans la pollinisation des plantes… car toutes les plantes à fleurs dépendent des insectes pour se reproduire – soit 75 % des plantes cultivées…

Un insecte de la famille des Fulgores.
On a découvert récemment que la guêpe transporte dans ses intestins les levures qui, déposées sur les vignes quand elle butine, permettent la décomposition du raisin…
Ce qui veut dire que sans guêpe, plus de vin !
Avec quelles conséquences pour l’humain ?
Une extinction équivalente à celle des dinosaures. Quand ils ont disparu, la diversité animale et végétale sur la planète a chuté de façon drastique. Le monde a vécu une espèce de goulot d’étranglement avec la disparition d’un pourcentage non négligeable de la faune et de la flore. Avant que ces dernières ne se déploient à nouveau, au bout de centaines de milliers d’années. Cette extinction risquerait d’engendrer la disparition de l’humanité, tout simplement, avec les autres espèces en question.
Philippe Grandcolas écrit que le monde fait face à deux crises majeures, le changement climatique et le déclin de la biodiversité. L’une est bien connue, l’autre, moins.
Contrairement au changement climatique, dont on parle depuis longtemps, et qui a mis un certain temps avant d’être pris au sérieux, la prise de conscience du déclin de la biodiversité est plus récente. Et elle est beaucoup plus importante que ce que nous avions anticipé, avec une accélération ces 15 ou 20 dernières années.
Elle est liée au dérèglement climatique, qui entraîne un déclin des espèces animales, mais aussi à l’utilisation massive de pesticides. On a longtemps pensé que ces derniers ne ciblaient que certains insectes nuisibles pour les cultures ; or on s’aperçoit que ces produits se répandent plus largement et touchent plus d’insectes.
Vous soulignez l’interdépendance de tous ces éléments qui font la biodiversité de ce monde dont nous, humains, faisons partie, au même titre que les autres espèces vivantes.
L’être humain a souvent réussi à prendre le contrôle du vivant. Et comme il n’est pas particulièrement bien équipé pour se défendre dans la nature, il a su trouver des techniques pour agir sur son environnement, pour l’adapter à ses besoins et faciliter sa survie. Mais, face à ce déclin majeur, nous sommes en train de perdre le contrôle. Et si 90 ou 95 % de la biodiversité de notre planète disparaît, il y a une grande probabilité que nous en fassions partie.