Comment expliquer notre passion pour le fait-maison ?
Publié le 13 Septembre 2024
paru sur Lavie le 16/5/2024
De la machine à pain… au robot pour fabriquer ses cosmétiques ! La folie du « Do it yourself », loin de s’atténuer, s’est imposée comme un phénomène de société. L’engouement touche tous les secteurs, du bricolage aux produits ménagers. Un bonheur de créer qui n’est pas près de nous quitter !
Gaëlle est sur des chardons ardents. « Le printemps, c’est le feu ! », précise-t-elle en souriant, comme pour s’excuser d’avoir tant à faire. « En ce moment, je prépare mes buttes de culture pour recevoir les semis à venir. Je dois aussi m’occuper de mes infusions, faire le sirop d’acacia, fabriquer les sels de bain aux fleurs. » Dans son lopin de terre, à Pey, un village des Landes, les idées fleurissent, tout comme la glycine qui embaume les murs en pierre. Entre deux projets, cette mère de famille, 41 ans, flâne dans la campagne alentour, musarde jusqu’aux barthes (« prairies marécageuses », en gascon) de l’Adour, le fleuve du Bassin aquitain.
Elle s’y rend en balade, comme les chalands s’en vont au marché pour garnir leurs cabas, attentive à repérer les plantes sauvages comestibles. « Ces jours-ci, il y a de l’alliaire. On peut en faire du pesto, avec des orties. J’aime aussi beaucoup les salades aux jeunes feuilles de noisetier. » Sur les sentiers qu’elle arpente comme si la forêt était un cellier à ciel ouvert, elle glane les ingrédients de ses recettes. « Je fais beaucoup de choses moi-même. Il n’y a rien de plus simple ! » Une belle philosophie, quand on sait y mettre de l’huile de coude.
Voilà déjà 14 ans que Gaëlle Hicauber est une adepte du fait-maison. « J’ai commencé par la lessive. Je grattais mon savon, avant d’ajouter du bicarbonate de soude. Au début, c’était un peu liquide… », raconte-t-elle. Tisanes, savons, produits ménagers élaborés avec du bicarbonate, du vinaigre blanc et de l’eau… Gaëlle est devenue une adepte du DIY, ou « Do it yourself » (« à faire soi-même »). Et elle conçoit son huile pour le corps, ses baumes de pâquerette, son vinaigre d’ortie… « Je fabrique aussi mon propre dentifrice, à base de bicarbonate de soude et d’argile blanche. »
À l’origine de cette conversion, une prise de conscience impulsée par le film documentaire de Coline Serreau, Solutions locales pour un désordre global (2010), qui présentait des alternatives agricoles pour préserver la planète. « Ce film a été un choc ! Il a bouleversé mon existence », se souvient-elle. Cet engagement s’est accompagné d’un changement de vie : décoratrice d’intérieur, puis cuisinière, Gaëlle est devenue productrice de plantes à parfum aromatiques et médicinales.
Elle a créé, il y a sept ans, sa société, la Bohème (la-boheme-infusions.fr), et organise des ateliers d’initiation aux herbes sauvages et à la cuisine nomade. « Au-delà des économies que l’on fait en fabriquant nos produits, qui peuvent aller du simple au triple, cette pratique permet de reprendre la main sur notre consommation. Je ne pourrai jamais revenir en arrière. Le plastique, les produits toxiques… c’est fini ! »

Productrice de plantes à parfum aromatiques et médicinales, Gaëlle anime des ateliers de cueillette et de cuisine d’herbes sauvages.
• MÉLANIE MÉLOT POUR LA VIE
Groupes de discussion, tutoriels, blogs…
Avoir la mainmise sur une consommation plus responsable. S’assurer de la qualité des produits. C’est avec des desseins identiques que Nelly Pitt décida en 2012, à la naissance de sa première fille, de confectionner ses propres cosmétiques. « Je vivais en Chine et j’avais des doutes sur les produits disponibles dans le commerce. J’ai commencé par le liniment pour le change du bébé, avant d’élargir mes activités aux crèmes, au gel douche, au shampooing ou aux produits d’entretien. »
Quelques années plus tard, de retour en France, mère de trois enfants en bas âge, dont des jumeaux, cette ingénieure, polytechnicienne de formation, se heurta à un obstacle de taille : le temps. « J’ai eu l’idée d’imaginer une sorte de “Thermomix” qui permettrait de faire ses produits de beauté, comme on utilise un robot de cuisine pour gagner du temps ! »
Accompagnée par l’incubateur de start-up de l’École polytechnique, elle a fondé en 2018 à Chartres, avec son frère Mathieu, la société Beautymix, devenue Mycosmetik, et a lancé son robot, écoulé à 50 000 exemplaires en quatre ans. Un auxiliaire multifonction pour fabriquer avec des ingrédients naturels ses soins du visage, ses crèmes, son rouge à lèvres…
« Le fait-maison pour les cosmétiques est entré dans le spectre des modes de consommation, comme c’est le cas depuis déjà quelques années pour l’alimentation. Cette tendance a pris de l’ampleur dans les années 2010, grâce aux groupes de discussion sur les réseaux sociaux, aux blogs, aux tutoriels… Elle s’est accentuée quand on a commencé à pouvoir se procurer les ingrédients dans les magasins bio, les pharmacies ou les boutiques de vente en vrac », analyse-t-elle.
Une solution économique
De la machine à pain au robot à cosmétiques… La vogue du DIY aurait pu se racornir, comme ces baguettes cramées ou ces pains d’épices coriaces qu’il nous fallut charitablement ingurgiter à l’orée de cet engouement pour le fait-maison, afin de ne pas vexer l’apprenti boulanger-pâtissier qui œuvrait impunément au sein de chaque famille… Loin de s’éteindre, la folie du DIY s’est amplifiée, pour atteindre aujourd’hui les domaines les plus insolites. Du kit pour faire pousser des champignons de Paris dans sa cave au coffret pour fabriquer son harmonica ou son ukulélé, de la mozzarella à faire soi-même (mais à faire goûter en priorité aux autres, par précaution) au masque de beauté maison, chacun peut dénicher un projet créatif à sa main !
Selon une étude de l’Observatoire société et consommation (Obsoco), de décembre 2022, toutes les activités du faire soi-même étaient en plein essor, par rapport à 2018 : bricoler (68 % des Français), faire pousser ses fruits et légumes (41 %), fabriquer et restaurer des objets et des meubles (40 %), produire ses confitures (33 %), jus de fruits (30 %), cosmétiques, savons et shampooings (9 %) ou pâtes alimentaires (8 %).
« On peut avoir un premier déclic par conviction écologique, volonté de consommer des produits de qualité, mais très vite l’aspect financier devient un argument pour continuer. Dans les cosmétiques, par exemple, l’économie est appréciable. Réaliser ses produits soi-même revient environ 10 fois moins cher que de les acheter », estime Nelly Pitt. « La tendance s’est accélérée à deux reprises ces dernières années.
Lors du Covid, quand les gens ont eu du temps pour s’essayer à la fabrication de produits ménagers, et lors de la période d’inflation actuelle : le fait-maison est un moyen facile de faire baisser la facture de ses courses », souligne Lucas Lefebvre, cofondateur de la Fourche, magasin en ligne de vente de produits bio et écologiques, fonctionnant sur adhésion. En 2023, son rayon Entretien a connu une croissance de plus de 50 %, portée par les produits bruts : bicarbonate de soude, savon noir, savon de Marseille.
Attention danger !
Cette résolution de confectionner des produits « propres », sans composés pétrochimiques nocifs, rejetés dans les eaux usées, polluant les terres et les nappes phréatiques, est l’un des ressorts de cette pratique. « Quarante pour cent des cosmétiques industriels contiennent au moins un perturbateur endocrinien », rappelle sur son site les Petits Gestes (pour réduire son empreinte environnementale), Inès Moreau, militante pour un « quotidien plus sobre et responsable ».
Pour autant, ces produits DIY ne sont pas sans dangers. Docteures en pharmacie, deux chercheuses nantaises, les Pr Laurence Coiffard et Céline Couteau, spécialistes en cosmétologie, ont ainsi alerté sur les effets indésirables et les risques de certaines recettes, partagées sur les réseaux sociaux par des personnes sans aucune qualification scientifique. Des recettes qui suscitent « davantage de problèmes qu’elles n’en résolvent », préviennent les scientifiques, dont on recommandera le site Regard sur les cosmétiques.
L’un de leurs reproches concerne le dosage aléatoire, et des mesures souvent exprimées à la louche dans les recettes… ou plutôt en « cuillères à thé » ! Une position partagée par Nelly Pitt : « Nos recettes sont toutes validées par une pharmacienne, testées en laboratoire. Elles sont conçues avec la prise en compte par nos experts toxicologues d’un risque de surdosage ou de sous-dosage de plus ou moins 50 %, c’est une marge très importante, indispensable pour assurer la sécurité. Notre balance de précision permet de peser toutes les quantités d’ingrédients, à partir de 0,1 g », précise-t-elle. Elle ajoute : « Il est essentiel de rappeler que l’on ne doit pas fabriquer des produits solaires en “do It yourself”, parce qu’il est impossible de garantir le “facteur de protection solaire” dans un produit fait-maison. Cette validation est le travail des laboratoires professionnels ».
La satisfaction de créer
Plutôt que de les encourager à composer une crème solaire pour aborder l’été, on recommandera à tous ceux que les mains démangent de se tourner vers la manufacture d’un ukulélé, tout aussi indispensable en période estivale ! Les sons qui en proviendront seront, peut-être, moins nocifs. Et la satisfaction n’en sera pas moindre.

Dans sa cuisine, Gaëlle ne se lasse pas d’inventer des recettes et de partager ensuite son savoir-faire.
• MÉLANIE MÉLOT POUR LA VIE
Car c’est bien dans l’acte de créer que réside sans doute le véritable bonheur du DIY. « Si le fait-maison rencontre un tel succès, c’est parce qu’il se situe à l’intersection de plusieurs motivations : économiques, environnementales, sanitaires… Mais la motivation qui domine, c’est le plaisir de faire soi-même. On transforme la matière. Le faire soi-même se substitue à une transaction marchande : on pourrait acheter le produit, mais on décide de le fabriquer soi-même, et l’on en éprouve une fierté », explique Philippe Moati, professeur d’économie à l’université Paris-Diderot et cofondateur de l’Obsoco.
Plusieurs enquêtes de l’Observatoire société et consommation sur les « loisirs actifs » ont montré que la recherche du plaisir était la motivation première. « Nos études sur le "faire”, pour utiliser un concept qui englobe aussi bien les activités artistiques, culturelles, manuelles que sportives ont mis en évidence que ces pratiques contribuaient au bien-être. Dans un monde professionnel qui tend a être un peu abstrait, retrouver le contact avec les choses, être en prise avec le réel, c’est une petite bouffée d’oxygène. »
Un sentiment que Philippe Moati résume par cette formule : « Plus on fait, plus on est heureux ! » À condition, précise-t-il en plaisantant, d’avoir quelques compétences, afin de ne pas transformer cette expérience en source d’angoisse et de douleur. Tenter de fabriquer son harmonica de poche avec des bâtonnets en bois et des cure-dents, quand on est affligé de doigts gourds, peut rapidement se révéler être un calvaire. Et pas seulement pour les oreilles du voisinage…
Trois livres pour mettre la main à la pâte
Je fais tout moi-même ! Mes produits d’entretien.
Conçu par Inès Moreau, ce livre réunit 50 recettes pour que « nos petits gestes individuels participent à l’éveil des consciences ». La créatrice en 2018 du compte Instagram et du site lespetitsgestes.fr rassemble des préparations, tout en délivrant des conseils sur les produits de base et les méthodes pour fabriquer son liquide vaisselle, son détartrant ou son décapant pour le four. Elle a signé également un ouvrage sur les produits de beauté. Albin Michel, 12,90 €.
Tout faire soi-même avec les enfants
Paru dans la collection « Tout faire soi-même », cet ouvrage se consacre aux expériences, jeux et jouets à réaliser avec nos enfants. Pour « faire confiance à ses mains », l’autrice, Raphaële Vidaling, propose de créer de la pâte à modeler en petits pois, un atelier en palette ou encore un sifflet en noyau d’abricot. Dans la même série, on conseillera le livre Tout faire soi-même en 30 minutes max, depuis le déodorant express jusqu’au nettoyant toutes surfaces, grâce à du vinaigre blanc et des écorces d’agrumes.
Tana Éditions, 10,90 €.
0 € de facture d’énergie. Le guide pratique de l’autosuffisance
Richement illustré, ce guide de Björn Duval enseigne comment produire soi-même l’énergie nécessaire au chauffage, à la cuisson, à l’éclairage ou au fonctionnement des appareils électriques. Faire sa lessive à la cendre, fabriquer soi-même son poêle en briques… Ce livre fourmille d’astuces et de fiches techniques pour réduire sa consommation énergétique. Albin Michel, 15,90 €.
En quelques chiffres…
Produire ses confitures (33 % des Français),
ses jus de fruits (30 %),
ses cosmétiques, savons et shampooings (9 %)
ou ses pâtes alimentaires (8 %) (Source : Obsoco, 2022).