Le castor est un ambassadeur pour changer notre rapport à l’eau »Baptiste Morizot et Suzanne Husky
Publié le 26 Novembre 2024
paru sur reporterre le 24/10/2024
Nous avons oublié le travail essentiel des castors, affirment le philosophe Baptiste Morizot et l’artiste Suzanne Husky. Dans « Rendre l’eau à la terre » ils invitent à s’inspirer de lui pour redonner de la vie à nos rivières.
Les alliances entre les humains et le monde animal, idée maîtresse de l’œuvre du philosophe Baptiste Morizot, peuvent-elles nous aider à faire face aux conséquences du changement climatique ? Rendre l’eau à la Terre (Actes sud), écrit sous la forme d’un dialogue entre les textes du philosophe et les aquarelles de l’artiste et paysagiste franco-américaine Suzanne Husky, propose une rencontre érudite et exaltante avec un des grands bâtisseurs des zones humides d’Europe et d’Amérique du Nord : le castor.
Le rongeur, dont la puissance créatrice a été effacée de nos mémoires par des siècles d’extermination, construit des barrages pour se mettre à l’abri sous les eaux et irriguer les terres qui le nourrissent. Ce faisant, il inonde les berges et devient le « chef d’orchestre » d’un « monde rivière » aussi riche que complexe.
En s’inspirant de ses méthodes, aux antipodes de notre ingénierie mécanisée, des hydrologues visionnaires étasuniens ont entrepris de restaurer les milieux humides avec les seules ressources que leur offrait la rivière. Un processus low-tech dessinant une voie d’adaptation aux conséquences du changement climatique par l’« autoguérison » du monde. Inspirés par ces découvertes, Baptiste Morizot et Suzanne Husky ont construit leurs propres « ouvrages castor » pendant deux ans, notamment dans la Drôme, et livrent un récit saisissant.
Reporterre — Pourquoi le castor ?
Suzanne Husky — Le lien entre castor et climat était fait aux États-Unis, dans le cadre d’une littérature déjà riche. J’en ai parlé à Baptiste Morizot dont j’admirais le travail. Il s’en est emparé et c’est de cet aller-retour qu’est venue l’idée de collaborer, dans un format singulier. En tant qu’artiste, c’était une manière originale de travailler. Nous nous sommes nourris l’un l’autre, avec énormément de temps passé sur le terrain, pendant deux ans.
Baptiste Morizot — Cela faisait des années que je pistais le castor, comme un animal intéressant, sans voir son rapport à l’eau et au climat. Cette découverte m’a complètement reconfiguré. J’ai eu le sentiment philosophique et politique qu’il avait des potentialités majeures. Qu’il pouvait donner une intensité, une crédibilité plus grande aux concepts sur lesquels je travaille depuis longtemps. Voilà des années que je parle d’alliance avec les pollinisateurs, avec la faune des sols. Cela peut sembler abstrait. Le castor est un animal avec des mains qui travaille spontanément dans les rivières et contribue à atténuer les crues et les sécheresses ! L’idée d’alliance inter-espèces, non moderne, est enfin convaincante.
Il ne s’agit pas de croire que l’activité du castor est une solution technique aux inondations. C’est un des rapports à l’eau nouveaux qu’il faut inventer pour atténuer l’intensité des crises climatiques. »
Avec ce travail, j’ai enfin pu faire rentrer le changement climatique dans ma pensée. Ma philosophie est articulée entre autres autour de l’idée que nous avons oublié le monde vivant dans son rôle actif de construction d’habitabilité. Je n’avais pas trouvé jusqu’à présent de manière de faire rentrer la question du changement climatique dans l’équation, parce que je ne veux parler que des choses sur lesquelles j’ai travaillé et fait des percées théoriques. Ça a été rendu possible grâce à un petit bout de rivière où des humains s’inspirent des castors. Là se croisent la question de la biosphère et de la vie sur Terre, face au grand dragon qu’est le changement climatique.
La France vient d’être touchée par d’importantes inondations. Le propos de votre livre est justement de montrer que la « méthode castor » peut nous aider à réduire la violence des inondations… En construisant des barrages. Comment expliquer ce paradoxe apparent ?
Baptiste Morizot — Les sécheresses et les inondations qui s’amplifient sont les deux faces d’une même pièce. La pensée aménagiste depuis deux siècles s’est donnée comme projet systématique d’accélérer le drainage de l’eau — pour assécher les terres et y construire nos agricultures et nos villes.
En été, l’eau est évacuée rapidement, ce qui assèche les terres. Au moment des épisodes pluvieux, elles ne sont plus capables de ralentir le chemin de l’eau. Les rivières s’engorgent à grande vitesse et favorisent les crues en aval.
Que font les castors, depuis huit millions d’années ? Ils ralentissent l’eau. Lorsqu’un épisode pluvieux a lieu, l’eau se réticule dans le système et ne va pas à toute vitesse submerger les infrastructures humaines.
Il ne s’agit pas de croire que l’activité du castor est une solution technique aux inondations. C’est un des nouveaux rapports à l’eau qu’il faut inventer pour atténuer l’intensité des crises climatiques.
Le castor est un ambassadeur pour changer de paradigme dans notre rapport à l’eau, notre culture politique de l’eau, de manière à passer d’une ère du drainage et de l’aménagement à une ère de la régénération et de la sobriété radicale.
Suzanne Husky — On peut souligner que la capacité des têtes de bassins versants à ralentir et à stocker l’eau ne dépend pas uniquement du castor mais de tout le biologique qui s’active grâce à son action. C’est la santé de ces espaces et la capacité de la rivière à se déployer qui permettra d’éviter l’inondation. L’objectif est donc de redonner aux rivières de l’espace de vie.
Pourquoi a-t-on exterminé les castors pendant 800 ans ?
Suzanne Husky — Sa chair était mangée, sa fourrure imperméable et très belle a alimenté un commerce florissant et le castoréum [sécrétion produite par des glandes des castors] était utilisé dans la parfumerie et la médecine. Nous avons aussi voulu reprendre les terres. En Europe, cette extermination a débuté dès les Romains. Tandis qu’en Amérique du Nord cela s’est fait en deux siècles à peine.
« Nous n’avons plus de manières de voir ce que les castors peuvent faire dans un milieu et ce à quoi ressemblerait un cours d’eau en bonne santé, comme ils l’étaient avant l’éradication des castors. »
Baptiste Morizot — Le capitalisme historique américain est d’ailleurs totalement lié à la volonté de mettre à mort les castors pour la traite de sa fourrure. Le premier multimillionnaire de l’histoire de l’humanité, John Jacob Astor, a bâti sa fortune sur les peaux de castor. L’un des premiers gratte-ciels de l’histoire de l’humanité, le Waldorf, à New-York, est issu d’une fortune construite sur la traite des fourrures. Cette histoire est symbolique du modèle extractiviste, qui consiste à arriver sur une terre qui s’est déployée depuis des milliers d’années dans des rapports de cohabitation entre les peuples autochtones et les autres formes de vie, la vider littéralement en 150 ans, pour poser les prémices d’une économie dont on connaît la suite de l’histoire. C’est fascinant, parce que c’est aussi ce qui gouverne la prolétarisation des peuples autochtones qui ont été utilisés pour rendre possible la traite des fourrures.
Vous employez le terme d’« amnésie environnementale » pour qualifier notre rapport aux rivières, pourquoi ?
Suzanne Husky — Il y a très peu d’endroits en France aujourd’hui où le castor a pu se déployer. En conséquence, nous n’avons plus de manières de voir ce que les castors peuvent faire dans un milieu et ce à quoi ressemblerait un cours d’eau en bonne santé, comme ils l’étaient avant l’éradication des castors. Nous avons donc un enjeu de représentation de ce qu’est une rivière.
Baptiste Morizot — L’architecte qui donnait leur forme et leur vitalité aux milieux français pendant huit millions d’années a été éradiqué de manière systématique à partir du XIIe siècle. Le propos n’est pas de dire qu’il faut recastoriser toutes les rivières, ça n’aurait aucun sens, mais il faut réaliser que nous ne savons même pas comment fonctionne une rivière en pleine santé. C’est quelque chose que nous devons réapprendre.
Suzanne Husky, quelle était l’ambition de votre travail en aquarelle ?
L’enjeu des images était de rendre notre propos compréhensible en quelques secondes. L’illustration de couverture, par exemple, est inspirée d’un graphique de Kevin Swift, chercheur américain, qui évoque l’évolution des milieux sur le temps profond. C’est un outil qui vise à faire comprendre en une minute la violence que nous faisons vivre à nos rivières.
Il y a aussi un enjeu de représentation. Le dessin permet de voir une rivière castorisée, en bonne santé, qui n’existe pas ou trop peu dans le monde réel. Dans les représentations des cycles de l’eau, nous ne voyons jamais la masse d’eau colossale stockée par les castors. Un bassin de castor, ce sont des tonnes et des tonnes d’eau stockées dans le bassin, les parties latérales et la nappe phréatique. Le dessin est un moyen de colmater cette amnésie environnementale. Il aide la mémoire à cheminer vers ce que nos rivières auraient pu être.
Une de vos conclusions est que nous devons apprendre à converser avec la rivière. Est-ce à dire qu’il faut laisser faire le vivant ?
Baptiste Morizot — Nous sommes prisonniers d’un imaginaire dualiste entre interventionnisme et laisser-faire. Les deux, en réalité, s’entre-nourrissent. Les interventionnistes détruisent et artificialisent et le camp du laisser-faire passe pour idéaliste et incapable de faire face aux bouleversements du monde. Nous nous appuyons sur les découvertes pratiques de régénération aux États-Unis pour proposer une ligne de crête : aider les formes vivantes actives à se régénérer elles-mêmes, à redevenir autonomes.
Cette démarche est en réalité très active. [Avec cette méthode], nous sommes physiquement dans l’eau, à construire des structures. Sauf que, pour nos chantiers, nous n’utilisons que du matériau naturel. Et le lendemain, la rivière a recouvert la structure et tout a l’air d’être là depuis des siècles. Nous ne sommes pas dans l’interventionnisme, mais pas non plus dans le laisser faire.
Nos villes, historiquement, se sont construites dans les fonds de vallée ou zones humides asséchées. Faut-il les détruire pour laisser des espaces de liberté aux rivières ?
Suzanne Husky — Nous n’avons jamais pensé cela. Par contre, rendre les lits majeurs aux rivières, là où c’est possible, ce serait du bon sens.
Baptiste Morizot — Qu’il faille faire bifurquer massivement nos villes, il n’y a aucun doute. Qu’il faille les détruire, faire table rase, rêver d’un autre monde, ce serait absurde de le soutenir.
Les rivières ont besoin d’espace pour jouer leur rôle de protéger la vie du réchauffement climatique. Cet espace, dans la prise de terre caractéristique des modernes pour l’exploiter au service de notre économie, est sous une pression colossale. Notre propos aurait d’ailleurs été totalement inaudible il y a dix ans. Mais les choses évoluent. Quand, en tant qu’agriculteur, vous affrontez sécheresses et inondations à répétition, vous devenez plus attentifs à celles et ceux qui vous disent que la seule solution est de rendre de l’espace à la rivière. D’une certaine manière, la capacité des forces non humaines à faire effraction dans la politique humaine est exacerbée par la crise. C’est tragique à dire, mais ce sont les potentiels du changement climatique.
Baptiste Morizot, vous faites partie des vingt coprésidents de l’association d’appui financier aux Soulèvements de la Terre, qui impriment une manière singulière de lutter et font face à une répression policière brutale. Quel regard portez-vous sur ce mouvement ?
D’une certaine manière, Les Soulèvements de la Terre portent l’idée de sortir de l’oubli du monde. Ils essaient de faire exister de mille manières d’autres formes de vies, d’autres puissances dans l’imaginaire des luttes. Les cortèges avec des totems animaux ; la mobilisation des figures des espèces en danger pour contribuer à faire des boucliers juridiques ; les bombes de graines. Les luttes sortent de leur anthropo-narcissisme.
Les Soulèvements de la Terre ont également un génie de composition. Ils parviennent à sortir d’un culte du purisme comme étant la seule échelle de la politique et de la politisation. L’alliance avec la Confédération paysanne, notamment, a été un magnifique artisanat politique. Ça fait bouger les lignes en profondeur. Si vous opposez écologie et agriculteurs, vous avez perdu. Si vous faites passer la ligne de fracture entre deux agricultures et que vous imaginez les alliances entre des agricultures soutenables et des luttes écologistes, contre l’agriculture industrielle et capitalisme qui hypothèque le futur, vous avez commencé à poser les vraies questions et dessiné les lignes de force dont nous avons besoin.
Les Soulèvements de la Terre incarnent une possibilité de critique, d’effraction et d’opposition qui sont fondamentales.
![]() .
|
Rendre l’eau à la terre — Alliances dans les rivières face au chaos climatique, de Baptiste Morizot et Suzanne Husky, aux éditions Actes Sud, octobre 2024, 352 p., 28 euros. |