Libération de l’Alsace : quand les GI’s venaient avec fleurs et fusils
Publié le 28 Décembre 2024
Les rives du lac de Kruth-Wildenstein abritent une très rare station de carex de Crawford, dont la présence serait liée au passage des soldats américains
paru sur l'Alsace le 2/12/2024 transmis par Bernard. Merci Bernard.
La libération de l’Alsace, dont on célèbre actuellement le 80e anniversaire, a eu un impact… floral : l’arrivée des soldats américains a coïncidé avec l’introduction d’espèces végétales nouvelles. Aujourd’hui encore, leur présence raconte un autre visage des guerres modernes.
Il y a 80 ans, l’Alsace était progressivement libérée du joug nazi par les armées alliées. Si les GI’s et les autres ont apporté la paix, ils ont également véhiculé des graines sous les chenilles des tanks ou dans le fourrage des bêtes. En germant en dehors de leur zone de répartition, elles deviennent des plantes obsidionales : des espèces végétales introduites en temps de guerre et dont la présence illustre les mouvements des armées, toutes guerres confondues.
Apparues « par enchantement » dans le lit du lac
Parfois elles s’enracinent rapidement dans leur nouveau terroir, parfois, elles apparaissent comme par enchantement et racontent les tribulations militaires d’autrefois. Les graines peuvent en effet germer après une très longue dormance. Ledit enchantement s’est vérifié il y a une dizaine d’années lorsque le lac Vert, à Soultzeren, a été vidangé. Un an plus tard, tandis qu’il était encore asséché, le lit du lac s’est recouvert de potentilles de Norvège qui avaient attendu ce moment pour germer. Si cette plante est bien originaire d’Europe septentrionale, l’une de ses sous-espèces provient, elle, d’Amérique du Nord. Elle n’est en tout cas pas endémique et ne pousse pas à proximité. Spécialiste des plantes obsidionales, le botaniste lorrain François Vernier, auteur d’un ouvrage sur les obsidionales, établit une provenance soit allemande soit américaine en fonction des différentes stations de potentille connues et de leur position sur le front, pendant la Première Guerre mondiale. Elle s’est ensuite propagée lors de la Seconde Guerre mondiale.
L’héritage floral des “Black Panthers”
Celle-ci a fait traverser l’océan Atlantique à la fausse laîche des renards. « Deux stations sont connues dans le Grand Est dont l’une découverte récemment sur les rives du lac de Kruth-Wildenstein, où pousse également la potentille de Norvège », indique le botaniste Bernard Stoehr, spécialiste de la flore vosgienne. Selon François Vernier, l’histoire de cette espèce est en partie liée à celle du 761e bataillon de chars de la IIIe armée américaine. Surnommé Black Panthers, ce bataillon a notamment combattu à Bourgaltroff, en Moselle, où se trouve… la seule autre station de fausse laîche connue dans la région.
Les rives de ce lac abritent également une autre plante venue des États-Unis : le carex (ou laîche) de Crawford, lui aussi amené (volontairement ou non) par les troupes américaines. Sa station a été découverte récemment par le botaniste Eric Piselli. Redoutée du bétail, l’ambroisie est aussi un “don” des Américains.
Pour rembourrer les paillasses ou nourrir les ânes
La Première Guerre mondiale a bien plus encore fait voyager les plantes. « La laîche fausse-brize ou Carex bryzoïdes L., qui provient d’Europe centrale, était utilisée pour confectionner les paillasses des soldats Allemands. Abandonnés sur les sites qu’ils occupaient, ces matelas ont pourri et leurs graines se sont dispersées », écrit François Vernier. Le trèfle alpin, qui pousse aujourd’hui sur les crêtes vosgiennes, a transité via le fourrage des ânes du 6e bataillon de chasseurs alpins de Nice, présents au Linge, d’après François Vernier. Répandue sur le versant lorrain, entre Saint-Dié et Lunéville, la glycérie striée, originaire d’Amérique du Nord, a été découverte pour la première fois en 2000. La tempête Lothar avait, quelques mois plus tôt, levé la dormance de ses graines semées pendant le premier conflit mondial. En Alsace, c’est le jonc ténu, de même provenance, qui a trouvé la plaine à son goût tandis que la linaire striée préfère les crêtes.
Un apéritif pour les Bavarois
Les Allemands n’étaient pas en reste. Nous leur devons la gentiane jaune ou grande gentiane, devenue incontournable dans le paysage vosgien. Entre 1914 et 1918, elle était cultivée par les Bavarois près de leurs campements vosgiens pour leur fournir un petit soutien apéritif. On en croise de plus en plus : l’anthurus d’archer est ce champignon rouge et invasif que l’on n’oublie pas tant son odeur est pestilentielle. Lui est sans doute arrivé en Europe avec l’infanterie australienne ou néo-zélandaise…
D’autres voyageuses ne se sont livrées que récemment à l’appétit du spécialiste : un botaniste alsacien, Yoan Martin, a ainsi découvert cette année une station de Danthonia compressa (avoine de montagne) autour de Badonviller, près de Pierre-Percée (Meurthe-et-Moselle). Cette plante exogène serait probablement arrivée ici grâce à un coup de pouce des libérateurs américains. D’autres apparaîtront sans doute encore, lorsque leurs graines auront trouvé un terreau favorable.
Plantes obsidionales, l’étonnante histoire des espèces propagées par les armées , François Vernier, édition Vent d’Est.
Lors d’une récente vidange du Lac Vert, à Soultzeren, le lit du lac s’est couvert de potentilles de Norvège. De nombreuses graines en dormance ont germé à cette occasion. La potentille de Norvège a suivi les soldats américains pendant les deux guerres mondiales.