Dans l'État d'Acre, la forêt ressuscitée des Asháninkas
Publié le 18 Janvier 2025
Vêtus de la cushma traditionnelle et portant la coiffe ornée de plumes d’aras, les Asháninkas d’Apiwtxa posent au pied d’un kapokier, arbre nommé ici samaúma et considéré comme sacré.
paru sur geo
Chassée du Pérou, cette tribu indienne s’est réfugiée aux confins du Brésil, dans l’État d’Acre. Sur des terres dévastées par la déforestation, les exilés ont planté des millions d’arbres et, grâce à leur science de la forêt, restauré la splendeur amazonienne. Un sujet actuellement exposé au Yeast International Photo Festival en Italie.
Le jour se lève à peine sur le rio Amônia qui étire ses méandres paresseux à travers la jungle du nord brésilien, comme s’il hésitait à aller se jeter dans le grand rio Juruá. Les premiers rayons du soleil nimbent d’argent la brume qui s’élève de la canopée vers les «rivières volantes», ces volumes d’eau invisibles flottant dans les airs, nés de la respiration des arbres et du vent. Sur les eaux limoneuses du fleuve, glisse une minuscule et fragile pirogue.
Un village dans la jungle
Minuscule et fragile, la présence humaine l’est tout autant dans cette contrée reculée du Brésil, en pleine forêt amazonienne. On la devine à quelques toits de chaume qui émergent çà et là, sur les rives de l’Amônia. Un petit millier de personnes vivent en effet ici, à Apiwtxa, village loin du monde, loin de tout. La grande ville la plus proche, Pucallpa, se trouve de l’autre côté de la frontière, au Pérou, à plus de 200 kilomètres à vol d’oiseau. Une jungle inextricable la rend quasiment inaccessible. Côté brésilien, Marechal Thaumaturgo, ville de 8 000 habitants, est à trois heures de bateau en aval. Les villageois d’Apiwtxa sont des Asháninkas, le plus grand groupe indigène d’Amazonie. On estime qu’ils sont environ 100 000, dont la très grande majorité est restée au Pérou. Leur longue histoire – quatre millénaires – s’est muée, depuis l’arrivée des Européens au XVIe siècle, en une succession de luttes et de fuites pour leur survie. La forêt, où ils se sont d’abord réfugiés, les a relativement protégés des conquistadors espagnols, chercheurs d’or et de cannelle. Pas de la fièvre du caoutchouc, hélas, à la fin du XIXe siècle. Les planteurs d’hévéa les réduisant en esclavage.
Maîtres en agroforesterie, les Asháninkas cultivent de nombreux fruits, dont le biriba (Rollinia deliciosa), à la pulpe crémeuse et au doux parfum citronné.
Inspirés par les visions de leur chaman
Exploités, massacrés, quelques centaines d’entre eux choisirent l’exil, dans les années 1930, et abandonnèrent leurs terres ancestrales du Pérou pour se réfugier de l’autre côté de la frontière, au Brésil. Là, ils découvrirent la voracité de l’exploitation forestière. Abattre un majestueux acajou à la hache leur prenait des jours. Il suffisait de quelques minutes aux bûcherons brésiliens armés de tronçonneuses. Des pans entiers de la forêt disparaissaient. Parmi les témoins de ce carnage de la nature, le pinkatsari (chef) Samuel Piyãko. Aujourd’hui, ses descendants affirment qu’il a utilisé ses pouvoirs chamaniques pour changer le destin de son peuple. C’est dans les années 1960 que, suivant les visions de Samuel Piyãko, quelque 200 Asháninkas, fuyant les violences des bûcherons, des orpailleurs et des trafiquants de drogues, s’installèrent aux confins de l’État de l’Acre, où l’Amazonie s’élève en pente douce vers la cordillère des Andes. Sur deux anciens pâturages d’une quarantaine d’hectares au bord du rio Amônia, les exilés fondèrent un village, baptisé Apiwtxa, mot qui signifie «union» dans leur langue. Ils dressèrent des huttes, sur pilotis pour se préserver des serpents, et sans murs, ou presque, pour profiter de la brise rafraîchissante. Autour de leurs habitations, ils plantèrent des fruitiers et des plantes médicinales. Créèrent des bananeraies et ensemencèrent des sillons de maïs, de manioc et de coton. Ils creusèrent aussi des étangs pour élever des poissons et des tortues, qui figurent à leur menu, permettant ainsi à la faune du rio Amônia de se reconstituer. Et surtout, les habitants d’Apiwtxa entreprirent de réparer la forêt meurtrie…
On estime aujourd’hui que les Asháninkas d’Apiwtxa ont planté deux millions d’arbres. Principalement des essences indigènes bichonnées dans la pépinière du village avant d’être installées en pleine terre. Avec la flore, une faune que l’on croyait perdue a fait son retour. Et aujourd’hui, dans cette cathédrale de verdure restaurée, on croise à nouveau le tapir (Tapirus terrestris), le jaguar (Panthera onca) ou encore le singe laineux (Lagothrix lagotricha). Dans le même temps, poursuivant le projet de leur aïeul, les descendants de Samuel Piyãko ont créé l’Association Apiwtxa, afin de représenter leurs intérêts auprès de l’État brésilien. Le vieux chaman était déjà mort en 1992 lorsque, après des années de lutte, le gouvernement a accordé à son peuple la propriété d’un territoire de 870 kilomètres carrés (huit fois la superficie de Paris) autour d’Apiwtxa.
La même année, lors du sommet de la Terre de Rio de Janeiro, le monde entier découvrait le visage de son petit-fils, Benki Piyãko, Indien au sang-mêlé, né de l’union d’un des fils du chaman et d’une mère blanche, fille de seringueiros, les ouvriers du latex. «L’homme mourra de son propre venin», déclarait le jeune Asháninka à la tribune. Aujourd’hui âgé de 50 ans, Benki Piyãko est devenu l’ambassadeur de son peuple. Il donne des conférences à travers le monde, est reçu dans les ministères et dans les parlements, lève des fonds auprès d’organisations gouvernementales ou indépendantes, collecte des dons de particuliers, d’entreprises et de stars de Hollywood. À Maréchal Thaumaturgo, en 2007, il a fondé Yorenka Atame, une école des savoirs indigènes, pour «transmettre au monde cette connaissance unique de la forêt et de sa préservation».
Chasse à l’arc ou au fusil
À Apiwtxa, vivent désormais un millier d’Asháninkas. Outre les huttes et la pépinière, le village compte une école, où les enfants apprennent le portugais et la langue asháninka, l’histoire, les mathématiques, mais aussi le tissage de la cushma, une sorte de long poncho. La communauté s’est également dotée de panneaux solaires, d’un local informatique, d’hébergements pour accueillir des visiteurs. La vie quotidienne y suit un rythme immuable. La journée, qui débute tôt, aux chants des oiseaux, pour se terminer au coucher du soleil, est consacrée au travail des cultures, à la récolte des fruits et de l’açaï. On pêche et on chasse, au fusil et à l’arc, le tapir, le singe et le pécari. On répare les huttes et les outils. Ou on trie les fèves de cupuaçu, une plante proche du cacaoyer, qui sèchent sur des longues tables sous une serre.
Après des décennies d’efforts, le village a, comme le souhaitait le chaman Samuel Piyãko, atteint la sécurité et l’autonomie alimentaire. «Nous avons réalisé le rêve de mon grandpère », a déclaré Moisés, un des frères de Benki, lors d’une conférence. Mieux : la communauté transforme aujourd’hui certains fruits produits en excès pour les vendre. Les Asháninkas d’Apiwtxa ont investi dans des machines qui leur permettent d’en extraire la pulpe et de la congeler pour la commercialiser dans les meilleures conditions. Ils vivent aussi de la vente de leur artisanat. Dans les boutiques ethniques et branchées de São Paulo, on trouve des bracelets et des colliers de graines ou de dents de pécari, des textiles fabriqués au village à partir de coton biologique, des huiles essentielles et des teintures naturelles telles que l’urucum, de couleur rougeâtre.
Le soir, les habitants de la forêt découvrent le reste du monde sur leur smartphone – ils en possèdent quasi tous un – ou sur les télévisions qui ont fait leur apparition dans certaines maisons. C’est le moment où des femmes filent le coton et où les chefs spirituels se réunissent sous le ciel étoilé dans une communion silencieuse.
Le tapir, le jaguar et le singe laineux aussi sont de retour
Selon leurs mythes, les animaux, les végétaux, les minéraux, et même les corps célestes sont de proches parents des hommes. En particulier l’ayahuasca (Banisteriopsis caapi), liane aux propriétés hallucinogènes. Lors des cérémonies, qui se déroulent toujours de nuit, lorsque l’infusion psychoactive commence à faire effet, le chaman entonne un chant, bientôt rejoint par les autres participants. Les voix s’enchevêtrent pour créer une polyphonie extatique. Deux mots en portugais reviennent souvent dans ces chants : só alegria («seulement la joie»). On les entend souvent dans la bouche des Asháninkas, lorsqu’ils contemplent un coucher de soleil, pour souhaiter bon anniversaire à un enfant ou lorsqu’ils plantent un arbre. Une façon de traduire un sentiment d’optimisme, de vitalité dans l’action et de confiance dans l’avenir. Sentiment qui a récemment fait son chemin jusqu’à… Los Angeles.
Le 5 juin 2023, événement sans précédent pour les Asháninkas d’Apiwtxa, Raine Piyãko, 25 ans, fils de Benki Piyãko, et plusieurs membres de sa famille se sont produits à l’Hotel Cafe, salle de concert hollywoodienne célèbre pour avoir accueilli Leonard Cohen, Adele et Katy Perry. Subjugué par les chants de la forêt, le public s’est mis à danser au rythme des mélodies. Só alegria.
L’École des savoirs de la forêt, pour transmettre leurs connaissances
Une poignée de huttes entourées de fruitiers à Marechal Thaumaturgo, au bord du rio Amônia, aux portes du territoire asháninka. Voici Yorenka Atame, «L’École des savoirs de la forêt» fondée en 2007 par le chef Benki Piyãko. Ici, les Asháninkas transmettent leurs connaissances en agroforesterie, écologie et économie, en échange d’une participation aux travaux de la communauté. Le centre, qui accueille des chercheurs du monde entier, a déjà formé des milliers d’étudiants, issus principalement d’autres tribus, mais aussi des planteurs de caoutchouc que les Asháninkas ont aidé à reboiser leur région. Avec un million d’arbres plantés et une tonne de semences récoltée et offerte à d’autres peuples amazoniens, Yorenka Atame donne aussi une leçon d’espoir.