Méthodiques et implantés partout, les écolos alsaciens gagnent des batailles
Publié le 10 Février 2025
Paru sur rue89 le 5/1/2025
Depuis l’abandon de l’entrepôt Amazon à Dambach-la-Ville en 2020, les écologistes ont impacté des projets. Ils diffusent largement des argumentaires qui embarrassent les élus locaux et construisent des recours en justice efficaces, avec l’appui des naturalistes.
rès de 400 personnes devant le siège de la communautés de communes du Pays de Barr, le 11 juillet 2020. Personne n’avait jamais vu une telle mobilisation dans le coin. Dans la foule venue s’opposer au projet d’entrepôt Amazon à Dambach-la-ville, des écologistes de la région, mais aussi de nombreux riverains. « Forcément, pour des élus locaux, c’est inquiétant de voir ça. Le rapport de force est plus simple à mettre en place parce qu’il ne faut pas beaucoup de monde pour qu’ils ne soient pas réélus », analyse Yeliz, membre du collectif Chaudron des alternatives.
Quatre mois plus tard, le maire de Dambach-la-Ville et le directeur d’Amazon France annonçaient l’abandon du projet, à cause notamment de cette forte opposition. Renoncement sur l’idée d’un téléphérique entre Europa-Park et la France, suspension du chantier du Canal du Rhône au Rhin, recul du projet de stade de biathlon au Champ du Feu… Le Chaudron des alternatives, collectif agissant en Alsace centrale, peut revendiquer plusieurs impacts concrets indéniables.
Embarrasser les élus
« Au fil du temps, on a construit une méthode en sélectionnant ce qui fonctionne, remarque Yeliz. On fait toujours les choses dans le même ordre. » D’abord, les militants et militantes envoient des courriers aux élus, aux entreprises concernées. Ils demandent à les rencontrer pour obtenir un maximum d’informations. S’ils se rendent compte que les porteurs de projets sont déterminés à poursuivre, ils construisent un argumentaire pour le diffuser dans les boites aux lettres et en faisant du porte-à-porte, comme l’expose Yeliz :
« Souvent, on peut jouer sur l’absurdité du financement public. Les élus choisissent de donner des millions d’euros pour les bateaux de plaisance ou pour le biathlon. On demande aux habitants s’ils ne souhaiteraient pas que cet argent soit plutôt dépensé pour les cantines, les services de proximité, dans des EHPAD… »
Le Chaudron des alternatives appelle ensuite à des manifestations sur les sites concernés, qui touchent souvent des personnes n’ayant pas l’habitude de militer. Des collectifs plus spécialisés dans l’activisme comme les Soulèvements de la terre et Extinction rebellion peuvent participer à la logistique, à l’organisation des actions et à la communication.
« On désigne clairement les responsables. Les élus sont surpris, et quand on est face à eux, ils ont du mal à répondre à nos arguments factuels, relate Yeliz. On a vu que Frédéric Bierry (président de la Collectivité européenne d’Alsace, NDLR) était vraiment embêté pour défendre son stade de biathlon devant les caméras de France 3 quand on a manifesté sur place [en mars 2024]. Et il a déjà commencé à reculer. »
Des dossiers qui fonctionnent au tribunal
C’est aussi sur le plan juridique que les écologistes parviennent à peser. « La suspension du chantier de contournement de Châtenois [en mai 2023] a été un choc pour les élus », analyse François Zind, avocat d’Alsace Nature. La CeA risquait une annulation définitive de l’autorisation de construire cette route. Comme les écosystèmes avaient déjà été détruits, l’association avait finalement décidé de négocier un protocole contraignant avec 42,5 hectares de mesures compensatoires supplémentaires, c’est-à-dire la création de nouvelles zones de biodiversité sur des espaces qui étaient artificialisés.
« Depuis cet événement, le rapport de force a vraiment changé, observe François Zind. On arrive mieux à avoir des négociations avant de déposer des recours, parce que les porteurs de projet craignent que les dossiers ne passent plus. » Xavier Faessel, président du tribunal administratif de Strasbourg, confirme une lente évolution dans l’approche des atteintes à la nature. « On n’a pas pris la décision de Châtenois pour le plaisir d’être menaçants ou d’embêter le monde », déclare-t-il :
« Nous souhaitions montrer que le tribunal fait appliquer le droit. Même si des travaux sont déjà lancés, le coup du fait accompli ne fonctionne plus. Tous les partenaires doivent se dire que les règles du jeu seront appliquées. Si les associations s’en servent c’est une bonne chose parce qu’elles ne font que permettre l’application des textes. »
Au fil des dossiers, François Zind dit constater une « acculturation des magistrats à ces questions ». « Les juges ne doivent pas être dans une tour d’ivoire, assure Xavier Faessel. Notre métier est d’interpréter la loi, en prenant en compte ce que le peuple français souhaite. Il y a des sensibilités écologiques qui se sont développées. Nous sommes réceptifs, consciemment ou inconsciemment, à ce genre de choses. »
Des difficultés sur la préservation de l’eau potable
Le président du tribunal administratif affirme également que la modification progressive des textes grâce aux jurisprudences permet une application plus fine et efficace du droit de l’environnement. « Nous ne pouvons rien faire si les associations ne déposent pas des requêtes solides », rappelle-t-il : « Les arguments qu’elles avancent sont de plus en plus techniques. Elles proposent des solutions, analysent nos refus, et accrochent sur des points plus pertinents la fois suivante. »
« Nous avons monté en compétences, reconnait François Zind. On peut s’appuyer sur un réseau très important de naturalistes pour cibler les destructions d’espèces. Grâce à un échange constant avec eux, nous avons appris à monter de bons dossiers sur les questions de biodiversité. » L’avocat d’Alsace Nature considère en revanche avoir encore des lacunes sur la pollution de la nappe phréatique, de l’air, ou sur le changement climatique :
« Nous n’arrivons pas encore à travailler avec des toxicologues ou des chimistes, pour développer des argumentaires juridiques. Nous sommes en train de réfléchir à des stratégies pour lutter contre la dégradation de notre ressource en eau potable. »
Lente évolution des mentalités
De son côté, Stéphane Giraud, directeur d’Alsace Nature, regrette que la prise de conscience doive s’opérer sous la contrainte : « On n’a pas encore changé de paradigme : ils continuent de proposer des dossiers d’artificialisation. Ce qui a changé, c’est la manière de préparer les projets, ils sont obligés de faire plus attention. » Il cite les tracés des routes de Lorentzen et de Rothau, seulement en suspens mais pas encore entièrement repensés, malgré des destructions d’habitats d’espèces protégées. La CeA reste pour l’instant bloquée car le tribunal administratif n’accepterait probablement pas ces projets en l’état.
Mais le directeur de l’association relève également des dossiers sur lesquels il arrive à se faire entendre sans être obligé d’entamer un rapport de force : « On a une discussion avec la CeA sur la sécurisation du col d’Oderen, qui est effectivement nécessaire. Normalement ils devraient privilégier des capteurs d’éboulement, qui sont de petits dispositifs peu invasifs, plutôt que des installations lourdes avec des filets. »
Stéphane Giraud évoque aussi un dialogue avec la société Armau, qui va défricher 7,8 hectares pour créer un site industriel à Sausheim. « Ils ont accepté la mesure compensatoire qu’on proposait : 17 hectares de forêt en libre évolution aux alentours, détaille-t-il. On peut quand-même regretter qu’on mette des arbres matures par terre. L’objectif pour nous, c’est qu’on fasse preuve d’une inventivité collective pour ne plus du tout toucher aux écosystèmes. »
Consolider les contre-pouvoirs
Le salarié d’Alsace Nature estime assister à « un changement des mentalités sur le long terme ». Des sociétés ou des élus sont désormais prêts à engager des fonds pour minimiser les impacts ou renaturer des sites. « C’était inimaginable il y a 20 ans. Maintenant on a des communes qui plantent des haies (Gottenhouse, Artzenheim, Andlau, NDLR) ou créent des zones humides sans qu’on leur demande… » Les majorités écologistes à la Ville de Strasbourg ou à l’Eurométropole, permettent aussi d’avancer. « On a des réflexions sur les énergies renouvelables, la place de la voiture, des végétalisations dans la forêt du Neuhof, à Bischheim… c’est encourageant », note-t-il.
Si certaines espèces comme la cigogne noire ou le castor sont en progression, beaucoup de populations d’insectes et d’oiseaux se dégradent toujours. « On reste sur une tendance où la biodiversité s’érode globalement en Alsace, où les terres s’artificialisent progressivement, tempère Stéphane Giraud :
« Les plus gros combats restent à mener, notamment sur les pesticides. Le contexte est très défavorable à leur réduction depuis le mouvement des agriculteurs, alors que c’est un enjeu primordial de santé publique et de protection de la nature. »
Les associations et collectifs écologistes restent en position de faiblesse sur le plan juridique. « C’est difficile de se battre contre des collectivités ou des grandes entreprises qui payent des cabinets d’avocats parisiens, confie Me François Zind. Il faudrait que les associations aient davantage de capacités financières, afin d’être des contre pouvoirs plus efficaces. »
Joie militante
L’avocat mentionne ses limites sur Stocamine, où l’État est en train de confiner 42 000 tonnes de déchets industriels ultimes sous la nappe phréatique. « On n’a pu financer qu’une petite étude sur la faisabilité du déstockage, réalisée par un géologue suisse. Pour se faire entendre, il aurait fallu quelque chose de bien plus conséquent, avec plusieurs experts internationaux. »
Pour massifier le mouvement et le tenir dans la durée, le Chaudron des alternatives mise sur la convivialité. « On essaye de créer de la joie militante, de s’éclater en luttant, abonde Yeliz. On propose des animations, de la musique. Au rassemblement contre le stade de biathlon, les gens pouvaient faire un faux slalom de ski sans neige. Ça a l’air de rien mais c’est primordial. La lutte devient un bon moment, on crée des amitiés, les participants veulent revenir… ».
On remarque une dynamique forte partout, avec de nombreuses personnes qui veulent s’engager », convient Stéphane Giraud. « Je croule sous les demandes de stage, ajoute François Zind. La jeune génération des avocats est formidable, avec des formations en droit des affaires ou d’autres disciplines qui peuvent leur permettre d’avoir des angles d’attaque intéressants. »
Dans l’autre camp, les lobbys industriels et agricoles s’organisent pour la riposte. Ils ont réussi, début 2024, à réduire le délai de recours contre des projets agricoles et industriels à deux mois au lieu de quatre. Plusieurs médias dont Le Monde ont révélé fin septembre que des firmes chimiques ont accès à une base de données répertoriant des informations, parfois malveillantes, sur des militants et des scientifiques critiques des pesticides. Au niveau local, national et international, le mouvement écologiste a donc tout intérêt à continuer à se structurer.