Comment les lobbies agricoles manipulent la gestion de l’eau
Publié le 31 Mars 2025
Rapport Greenpeace sur la gestion de l'eau février 2025
Synthèse complète disponible sur le site de Greenpeace. Extraits ci-dessous
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L’irrigation en France révèle un paradoxe saisissant : bien qu’elle ne concerne que 6,8 % de la surface agricole utile (SAU), soit 1,8 million d’hectares (données 2020), elle représente 46 % de la consommation totale d’eau, devant l’eau potable (26 %), le refroidissement des centrales nucléaires (12 %) et les usages industriels (4 %) (données pour la période 2010-2020). Cette consommation disproportionnée est principalement due à la culture du maïs. Celle-ci mobilise 38 % des surfaces irriguées et nécessite surtout de l’eau au moment où l’on en a le moins : en été, quand la ressource est au plus bas dans les milieux aquatiques. Pourtant, ce maïs est bien loin de contribuer à nourrir directement les humains : en effet, 85 % de ces surfaces de maïs sont destinées à l’alimentation animale. Si on s’intéresse au maïs grain spécifiquement, sur les 12 millions de tonnes utilisées en France en 2022-2023, 5,8 millions ont servi à l’alimentation animale et 3,7 millions ont été exportées. Il est cependant indéniable que la réalité climatique rend essentielle la réduction des prélèvements en eau, comme l’a d’ailleurs rappelé la Cour des comptes dans un rapport de juillet 2023 : “La réduction des prélèvements apparaît comme l’unique solution à même de résoudre à court terme le problème fondamental du déséquilibre entre la disponibilité de la ressource et le niveau de ces prélèvements”. Un rapport de France Stratégie publié en janvier 2025 alerte également sur les tensions croissantes autour de l’eau après avoir analysé trois scénarios d’évolution entre 2020 et 2050. La demande en eau pour l’irrigation |
pourrait aller jusqu’à doubler, contribuant ainsi à l’intensification ou à l’émergence de conflits d’usage. “Sans changement systémique” de l’agriculture, “il paraît compliqué de réduire la demande”, explique Hélène Arambourou, autrice du rapport, qui cite comme leviers l’amplification des pratiques agro-écologiques, l’amélioration de l’efficacité de l’irrigation et une régulation du développement des surfaces et cultures nécessitant d’être irriguées. Alors que la question du partage de l’eau devient de plus en critique dans les territoires où est pratiquée une céréaliculture intensive, cette trajectoire agricole n’est pas remise en cause pour autant. Face à l’ampleur de ces changements systémiques indispensables, les récentes annonces de hauts responsables de l’État n’augurent rien de bon. Lors de sa déclaration d’intérêt général en janvier 2025, François Bayrou a ainsi directement pris à partie les contrôles des inspecteurs de l’environnement en les qualifiant de “faute”. Comment un Premier ministre peut-il s’en prendre à des agents qui ont pour seul tort de faire respecter le Code de l’environnement, dans le périmètre de leurs missions ? Son unique objectif est-il de satisfaire les demandes du syndicat agricole majoritaire et productiviste, la FNSEA ? Dans cette enquête publiée en février 2025, Greenpeace France révèle comment les lobbies agro-industriels manipulent la gestion locale de l’eau, avec la complicité de l’État, au détriment de l’environnement et de l’intérêt général. Enjeu majeur de notre siècle, l’eau se retrouve ainsi au cœur d’une véritable bataille d’influence. |
L’irrigation, un enjeu majeur face au défi climatique
Un modèle de gestion théoriquement vertueux
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Une des originalités du “modèle français de l’eau”, mis en place progressivement depuis les années 1960, repose sur une gestion de l’eau organisée par bassin versant (plutôt que sur la base de limites administratives). La France métropolitaine a ainsi été divisée en six grands bassins versants, chacun d’eux disposant d’une Agence de l’eau. L’objectif de ces agences est de collecter les redevances sur les usages de l’eau et de financer à partir de ces recettes des projets favorisant la préservation et la reconquête du bon état de la ressource. Les agences appliquent ainsi, en théorie, les principes du “pollueurpayeur” et de l’“utilisateur-payeur”, dans une logique qui peut être résumée par la formule “l’eau paie l’eau”. La particularité de ce modèle réside également dans la création d’instances locales de gouvernance de l’eau. Au cœur de ce système se trouvent les comités de bassin, surnommés « Parlements de l’eau » et, lorsqu’elles existent, les commissions locales de l’eau (CLE). Ces structures sont constituées de trois collèges : les représentants de l’État et de ses établissements publics, les collectivités territoriales et les usagers. Les usagers sont eux-mêmes répartis en deux catégories : d’une part, les usagers économiques dont des acteurs comme les agriculteurs et l’industrie ; d’autre part les usagers non économiques qui représentent des acteurs tels que les consommateurs, les associations environnementales ou les pêcheurs. |
Les comités de bassin élaborent le schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux (SDAGE), qui planifie la gestion de l’eau. Les CLE déclinent ensuite ce cadre à l’échelle locale avec le schéma d’aménagement et de gestion de l’eau (SAGE). Lorsque le sous-bassin est classé en zone de répartition des eaux, les CLE doivent notamment définir le volume prélevable, sur la base d’un cadrage du préfet coordonnateur de bassin. Il s’agit du volume cible de prélèvement à ne pas dépasser pour atteindre l’objectif national et européen de bon état des eaux. Les CLE émettent aussi un avis sur les projets de bassines, qui se doivent par ailleurs d’être conformes au SAGE. Une décentralisation partielle qui reste sous le contrôle des préfets. Ce système de gouvernance marque une rupture pour l’État français qui, par tradition jacobine, préfère habituellement garder le contrôle sur la mise en œuvre des politiques publiques. Néanmoins, les préfets occupent un rôle central dans ce modèle de gestion de l’eau puisqu’ils encadrent en grande partie les principales instances de gestion de l’eau et qu’ils valident également les documents cadres. Ils décident aussi in fine du volume dont dispose chaque exploitant pour une année donnée, en fonction des volumes prélevables pré-définis. L’enquête menée par Greenpeace France sur deux bassins en particulier met en lumière les failles de ce système, exploitées habilement par les acteurs de l’agro-industrie pour maintenir leurs privilèges. |
Comment les lobbies agricoles manipulent la gestion de l’eau
L’influence de l’agro-industrie se fait sentir dès l’échelle des grands bassins hydrographiques par le biais d’attaques régulières contre la pluralité des instances. Preuve en est : après que la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs ont exigé de revoir la composition de ces dernières, la proposition de loi “Entraves” (ou “Lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur”) déposée au Sénat fin 2024 par les sénateurs Laurent Duplomb (LR) et Franck Menonville (Union centriste) cherche justement à affaiblir le caractère représentatif des comités de bassin. Mais c’est surtout au niveau des commissions locales de l’eau (CLE) que la bataille fait rage. L’enquête de Greenpeace se concentre sur deux sous-bassins emblématiques des conflits d’usage autour de l’eau : la Boutonne1 et le Clain2. Elle recense les différents stratagèmes déployés par les représentants de l’agro-industrie pour maintenir des prélèvements d’eau néfastes à la protection des milieux et au partage de l’eau.
Un premier stratagème consiste en un déni scientifique quasi systématique.
Les études démontrant la nécessité de réduire les prélèvements sont systématiquement remises en cause, leurs auteurs parfois dénigrés. Certains représentants agricoles vont jusqu’à qualifier d’“imbéciles” les autres membres des CLE ou à accuser des
acteurs publics de commettre des “fautes professionnelles” lorsqu’ils ne vont pas dans leur sens. Pour contrer les conclusions scientifiques, ils réclament des études socioéconomiques, utilisées comme prétexte pour retarder toute décision et inadaptées à la réalité du dérèglement climatique.
Un deuxième stratagème repose sur une tactique dilatoire bien rodée : les reports successifs des échéances réglementaires.
Sur le bassin de la Boutonne, l’objectif d’atteinte des volumes prélevables, initialement fixé à 2015, a été repoussé à 2017, puis 2021, et enfin 2027. Sur le Clain, l’élaboration du schéma d’aménagement et de gestion des eaux (SAGE) a pris 13 ans, de 2008 à 2021.
Un troisième stratagème consiste à présenter les mégabassines comme l’unique réponse à la crise du cycle de l’eau.
Pourtant, ces « réserves de substitution » ne permettraient qu’une réduction anecdotique des prélèvements selon le rapport de France Stratégie, tout en maintenant un système agricole néfaste. Les représentants de l’agroindustrie n’hésitent pas non plus à faire croire que les projets de bassines bénéficieront au plus grand nombre, alors qu’il s’agit en réalité
d’un accaparement de l’eau par une minorité d’irrigants. Dans les faits, seul un tiers des irrigants du bassin seraient directement raccordés aux bassines prévues sur le Clain, et moins d’un quart sur la Boutonne. Le noyautage méthodique des instances : un stratagème pour assurer une sur-représentation agricole.
Les deux CLE étudiées sont noyautées par l’agroindustrie à travers les mécanismes suivants :
→ Des représentants agricoles “officiels” qui défendent uniquement les intérêts de l’agriculture intensive.
Que ce soit sur la Boutonne ou sur le Clain, la totalité des représentants agricoles membres de la CLE sont des irrigants, quasiment tous céréaliers. Les productions comme le maraîchage ou encore l’élevage sont très peu représentées (voire pas du tout sur la Boutonne), tout comme l’agriculture écologique, dont la représentation au sein des CLE est au bon vouloir des préfets. Ainsi, elle est inexistante parmi les sièges destinés au monde agricole. À une exception près : le siège occupé par le représentant de la Fédération régionale des CIVAM sur le Clain. Une seule vision de l’agriculture est ainsi représentée : celle d’une agriculture qui irrigue pour produire des céréales destinées en grande partie à l’alimentation animale (ou à l’export).
→ Des élus locaux qui sont aussi agriculteurs ou liés au monde agricole (et qui ont donc une “double casquette”).
Ce phénomène de “double casquette”, que ce soit parmi les usagers ou parmi les élus de collectivités, permet d’augmenter de manière très significative la présence des acteurs ayant un intérêt privé agricole au sein des CLE. Cela empêche une réelle diversité et nuit donc au débat démocratique. En effet, plus d’un tiers des représentants sur la Boutonne ont un intérêt privé agricole, et plus d’un quart sur le Clain.
Un aspect particulièrement préjudiciable de ce phénomène de “double casquette” est la multiplication des conflits d’intérêts. En effet, un certain nombre d’élus ont un intérêt privé dans le maintien d’un système d’irrigation intensif, voire dans la construction de certaines bassines. Ils sont donc amenés à voter et à participer à des débats pour des projets qui les concernent directement d’un point de vue économique. L’absence d’encadrement de ce risque de conflits d’intérêts pour les élus locaux en CLE s’avère extrêmement problématique.
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