Le paradoxe des papillons toxiques aux ailes transparentes
Publié le 22 Mars 2025
Pau sur pourlascience
La transparence des ailes de certains papillons serait perçue par les prédateurs comme un indicateur de toxicité, de la même façon que les couleurs vives chez d’autres lépidoptères.
Faut-il vivre caché pour être heureux ? De nombreuses espèces animales ont adopté ce principe en usant de stratégies de camouflage qui leur permettent d’échapper à leurs prédateurs. Mais certains insectes – notamment les papillons – ont développé au fil de l’évolution une méthode à contre-courant : ils exhibent des couleurs vives et contrastées que les prédateurs ont appris à reconnaître comme un indicateur de la présence de toxines. Néanmoins, les lépidoptères n’ont pas fini de nous surprendre. Certains papillons non toxiques ont évolué de sorte à présenter des motifs similaires à ceux d’autres papillons toxiques vivant dans le même écosystème. On parle de mimétisme mullérien. Les prédateurs, incapables de faire la différence, délaissent toutes ces proies, même celles pourtant comestibles. Mais qu’en est-il de certains papillons toxiques dont les ailes sont en grande partie transparentes ? Est-ce un retour vers le camouflage ou une autre façon de signaler la toxicité ? Pour y voir plus clair, Charline Pinna, doctorante au Muséum d’histoire naturelle, à Paris, son encadrante Marianne Elias, chercheuse au CNRS, et leurs collègues ont étudié les mécanismes évolutifs à l’origine de cette transparence.
Dans le cas du mimétisme mullérien, la pression de sélection par des prédateurs communs conduit des papillons d’espèces différentes à arborer les mêmes signaux de toxicité sur leurs ailes. Ces espèces sont souvent éloignées, ce qui suggère une convergence évolutive vers ces motifs partagés, mais de façon indépendante chez les diverses espèces. Ces dernières forment un « anneau mimétique ». Or, on trouve aussi des anneaux mimétiques composés de papillons avec des ailes transparentes. « Dans certains cas, indique Charline Pinna, surtout lorsque le motif est, certes transparent, mais coloré (comme un verre teinté), certaines espèces de l’anneau, en général très éloignées, sont de la même couleur mais opaques. Plus rarement, dans un anneau opaque, il arrive de trouver occasionnellement des espèces un peu translucides, mais avec le même motif que les autres. » Quel est donc l’avantage de la transparence ?
Charline Pinna, Marianne Elias et leurs collègues ont étudié 62 espèces de papillons des régions tropicales d’Amérique appartenant à sept familles différentes et constituant dix anneaux mimétiques. Les chercheurs ont d’abord comparé ces zones transparentes entre les espèces au sein d’un anneau mimétique telles qu’elles seraient perçues par des oiseaux prédateurs. Ils ont montré que ces zones présentent bien trop de similitude dans les propriétés optiques des zones transparentes, telles que perçues par les prédateurs, pour qu’elles soient simplement le fruit du hasard. Un mécanisme de convergence évolutive est donc en jeu. « Pour que ces espèces soient mimétiques, souligne Marianne Elias, il ne suffit pas d’être transparent aux mêmes endroits des ailes, encore faut-il être transparent de la même façon. » Dans ce cas, la transparence des ailes aurait, comme les couleurs vives, un rôle pour signaler la toxicité.
L’équipe s’est ensuite intéressée à la structure des ailes transparentes. De façon générale, les membranes des ailes des papillons sont couvertes de grandes écailles opaques, d’où leur nom de lépidoptères construit à partir des mots « écaille » et « aile » en grec ancien. Grâce à la microscopie électronique à balayage, les chercheurs ont montré une large variété de structures d’écailles chez les différentes espèces de papillons : colorées et perpendiculaires à la membrane de l’aile (au lieu d’être à plat), transparentes, très étroites au point d’avoir l’apparence de poil, etc. Une surprise est également venue de l’analyse de la membrane des ailes qui présente des structures de quelques centaines de nanomètre variées, en forme de labyrinthes, de colonnes, de bosses ou d’éponge. Comme l’aspect visuel de la transparence (quantifiée par la transmittance) change en fonction de nombreux paramètres, les chercheurs ont regardé comment la transparence était réalisée au sein d’un même anneau mimétique. Ils ont constaté qu’il y avait parfois convergence des microstructures (les écailles) et des nanostructures chez des espèces comimétiques.

Nanostructures en forme de labyrinthe de la surface des ailes de Megoleria orestilla (Ithomiini), une espèce de papillon aux ailes transparentes et mimétique, qui vit dans la forêt des nuages dans les Andes. Ces nanostructures ont des propriétés antireflet, qui renforcent la transparence des ailes, elle-même due à la réduction de la couverture de la membrane par les écailles, qui prennent l'apparence de poils.
© Stephan Boren_sztajn
Vue en coupe des nanostructures.
La transparence aurait un double avantage. À grande distance, les papillons dotés d’ailes transparentes seraient moins visibles que ceux avec des ailes opaques. Ces lépidoptères profiteraient d’un certain effet de camouflage. Mais à courte distance, les zones transparentes, de même que les zones opaques adjacentes, signaleraient la toxicité et dissuaderaient le prédateur affamé.
Les écailles chez Megoleria orestilla (Ithomiini) sont très fines et ressemblent à des poils. © Stephan Borensztajn

Agrandissement sur une écaille avec en fond les nanostructures en forme de labyrinthe.
Le bénéfice de la transparence pourrait cependant avoir un prix. Les écailles des ailes jouent chez les papillons un rôle important dans la thermorégulation de l’insecte et l’imperméabilité des ailes. Or la transparence repose sur des modifications majeures de la structure des écailles, ce qui pourrait nuire à ces deux fonctions, essentielles pour les papillons. Ceci expliquerait pourquoi ce trait n’est pas omniprésent chez tous les papillons malgré son double avantage.