Lynx, loups, ours : la biodiversité animale, mille ans d’évolution contrariée
Publié le 8 Avril 2025
Aurochs, élan, ours, lynx, loups… L’historien colmarien Philippe Jéhin se propose de remettre les marqueurs les plus notoires de l’évolution de la biodiversité animale à leur place au cours des siècles.
paru sur l'Alsace le 15/3/2025. Transmis par Bernard. Merci Bernard.
À l’heure où l’on raisonne toujours plus la nature en quotas, en minima et en ratios, l’historien colmarien Philippe Jéhin, qui a consacré une partie de sa vie à l’étude de la part sauvage de l’Alsace, se propose de remettre les marqueurs les plus notoires de l’évolution de la biodiversité animale à leur place avec les aurochs, les lynx, les loups ou encore les ours.
Dans une nature dominée par l’humain se pose toujours plus crûment la question de la place accordée à sa part sauvage, cette part du monde que nous n’avons pas créée selon la définition de la philosophe Virginie Maris. Ce rapport au sauvage a toujours fluctué en fonction de sa perception par l’homme et de la place que celui-ci grignote, rappelle l’historien Philippe Jéhin, auteur de plusieurs travaux et thèse d’état sur le sujet, dont L’homme et la faune sauvage dans le Rhin supérieur, de la Renaissance à la Révolution , paru en 2023 aux Presses universitaires Rhin et Danube.
Le loup, voisin toléré puis ennemi public
En s’appuyant sur des archives seigneuriales ou judiciaires, des exercices comptables listant les primes versées pour destruction de nuisibles et de malfaisants, Philippe Jéhin parvient à mesurer l’évolution de la biodiversité animale. « Le cas le plus emblématique est celui du loup. Pendant longtemps, il ne semblait pas être l’ennemi public numéro un du monde rural. Au Moyen Âge, les loups étaient nombreux en Alsace et ne semblaient alimenter ni hantise, ni obsession. Au XVIIe siècle, ils changent de statut et deviennent des charognards diaboliques qu’il faut éradiquer. Ce changement de perception est lié à des mouvements culturels incitant les contemporains à se focaliser sur tel problème plutôt qu’un autre et en estimant qu’il ne peut s’agir que d’un problème. L’éradication du loup sera systématique jusqu’en 1914, date à laquelle il disparaît d’Alsace. »
Un viticulteur tué par un ours
Philippe Jéhin reconnaît pour l’ours un basculement comparable au même moment. « Dans l’imaginaire médiéval, il était le roi des animaux avant d’être progressivement ridiculisé. Au XIIIe siècle, l’empereur Frédéric Barberousse chassait des ours dans la forêt de Haguenau. Au XVe siècle, l’ours a été chassé de la plaine. À la fin de ce même siècle, le prédicateur rhénan Geiler de Kaysersberg relatait que son père, qui était viticulteur à Ammerschwihr, avait été tué en voulant protéger son raisin par un ours qui descendait de la forêt. »
L’ours s’est replié sur les sommets, son dernier bastion d’où il a progressivement disparu, non pas du fait des chasseurs, mais en raison de la capture des oursons et de la réduction progressive de son biotope naturel. « Ainsi l’artificialisation des forêts avec le développement de la sylviculture au XVIIIe siècle et l’exploitation agricole intensive ont rogné la place du sauvage. »
Une dernière chasse
Qui détient le triste exploit du dernier ours abattu ? « Toutes les vallées vosgiennes le revendiquent. La dernière mention de l’ours attestée dans les archives remonte à 1709 au Grand Ventron pour le versant lorrain et 1755 pour le versant alsacien, tranche l’historien. Le facteur d’orgues André Silbermann se rend cette année-là à l’abbaye de Pairis, à Orbey, où il assiste à une dernière chasse à l’ours au Lac Blanc. »
Des aurochs et des élans
Au début du Moyen Âge, l’Alsace était riche d’une biodiversité animale encore plus impressionnante : l’aurochs , cet imposant bovidé sauvage, aurait été présent ici jusqu’aux IXe ou Xe siècles, de même que l’élan d’Europe. Probablement le chamois aussi. « On le pense présent dans la Hardt et le Jura Suisse jusqu’au VIIIe siècle. Puis dans les années 1930, il a été réintroduit en Forêt-Noire à l’initiative des nazis. » Et de là, dans les Vosges en 1956. Quant au castor, chassé impitoyablement, il a définitivement disparu après le XVIe siècle, avant de faire un retour en force ces dernières décennies.
Le dernier lynx a été tué en 1638
Contrairement au loup et à l’ours, le lynx était trop discret pour attiser convoitises et rancœurs. « Les lynx étaient présents en Alsace jusqu’au début du XVIIe siècle. Ils n’étaient pas considérés comme une priorité car peu nombreux. À l’inverse, on a mené une chasse effrénée à la loutre qui causait bien plus de dégâts. » La mention la plus tardive de la présence d’un lynx pour l’Alsace remonte à 1638 , lors d’un tir près de Lichtenberg.
Les aurochs de Heck, ici dans le Palatinat, sont les lointains descendants des aurochs, bien plus imposants...
Moins de loups, plus de cerfs
Les cervidés ont suivi un mouvement inverse d’autant plus marqué que leurs prédateurs ont progressivement disparu. « La présence des cerfs était rare voire exceptionnelle, au Moyen Âge, dans des forêts très clairsemées présentes en plaine. À partir de la fin du XIXe siècle, ils vont très fortement se développer et occuper les Vosges en quelques décennies, entre 1860 et 1920, à partir de noyaux situés dans les Vosges du Nord. Tout le monde y trouvait son compte, mais au début du XXe siècle, des forestiers se sont plaints de la prolifération de cerfs au Donon. En Meurthe-et-Moselle, des communes ont même demandé à le classer animal nuisible. »
Quant aux sangliers, la tendance a été la même : « Ils ont connu une progression très forte à partir du milieu du XIXe siècle, période à partir de laquelle les plaintes pour dégâts de sangliers n’ont cessé de s’amplifier. »
Le chacal doré était présent au XIXe siècle
Dans ce corpus bestiaire fluctuant, Philippe Jéhin a repéré quelques cas très singuliers. En 1835, un loup attaque un garçon boucher à Pfaffenheim. « L’adolescent sort son mouchoir et muselle l’animal puis l’enferme dans une grange avant de prévenir les chasseurs. Ces derniers constatent qu’il ne s’agit pas d’un loup, mais d’un chacal doré. » Issu des Balkans, présent en Allemagne et en Suisse, le chacal doré a été repéré deux fois en Alsace en 2023, dans les Vosges du Nord. Selon Philippe Jéhin, cette espèce a pu être présente autrefois et ses attaques attribuées à tort à des loups ou des chiens errants.
Si le thème de la chasse aux licornes est récurrent dans l’imaginaire artistique alsacien, cet animal relève plus du mythe du sauvage idéalisé que d’une présence effective. Par contre Philippe Jéhin a fait une découverte du même acabit, dans les Chroniques de Murbach.
Un dragon découvert au Haag
« En 1693, le curé de Saint-Amarin, Jean-Georges Bruat, fait irruption dans le petit village de Geishouse après être descendu du col du Haag, au pied du Grand Ballon. Il presse des chasseurs de le suivre car il a découvert quelque chose d’exceptionnel. Leurs pas les emmènent dans la montée du Haag où le curé leur montre le cadavre d’un... dragon, qui s’est visiblement écrasé contre les rochers. Le plus étrange est que ces témoins ont tous été convaincus qu’il s’agissait d’un dragon » (et pas d’une mégère !). Avec quoi a-t-il été confondu, sachant que les ruraux avaient une connaissance fine de leur environnement ? La question n’est pas tranchée à ce jour, mais aucun autre dragon n’a été retrouvé. Aucun ours non plus, d’ailleurs, depuis presque trois cents ans.
Une seule espèce était protégée, devinez laquelle...
Fort de ses recherches sur le sujet, Philippe Jéhin fait le constat qu’il n’y a jamais eu de préoccupation écologique émanant de la société. « Les nuisibles devaient être éradiqués. Quant aux autres, ils pouvaient représenter un complément alimentaire non négligeable sachant que l’on mangeait tout : les hérissons, les écureuils dont on faisait du pâté jusqu’au XIXe siècle...»
Il existe une exception, une seule, et elle n’est pas anodine : la cigogne. « En 1423, une ordonnance de la ville de Strasbourg interdit de tuer des cigognes sous peine d’amende. Cette mesure de protection a été régulièrement rappelée. En 1844, une interdiction absolue de tuer des cigognes court sur l’ensemble du Haut-Rhin. Ces animaux, on les respecte. Pourquoi ? Parce que ce sont d’excellents auxiliaires des paysans, elles éliminent la vermine et mangent les serpents. C’est le seul cas d’un animal sauvage qui a été considéré comme un bien collectif des Alsaciens. »
Depuis des siècles, ces derniers ont encouragé les cigognes à prospérer chez eux. « Pourtant, ces oiseaux sont restés peu nombreux jusqu’au XXe siècle, sans doute en raison des migrations, facteur important de mortalité. Ce qui veut dire que lorsque Hansi peignait des cigognes partout, il était très loin de la réalité. »