La hutte, valeur refuge
Publié le 18 Février 2017
Article du Journal Le Monde du 7 février 2017
Un peu long mais facile à lire car il contient nombre de détails croquinolesques.
Jadis, on y dormait sur de la paille. Aujourd’hui,
certains abris de chasse au gibier d’eau disposent
même d’un Jacuzzi et peuvent se louer à prix d’or.
Un business juteux qui peine a être régulé par l’Etat,
surtout avant une échéance électorale
Les fusils auraient dû se taire le 31 janvier et laisser les oies grises qui ont survécu à l’hiver migrer sans dommage vers leurs lieux de nidification. En France, la loi – un arrêté du 19 janvier 2009 – l’exige. Et pourtant, ça tire encore dans les marais. Et on devrait y tirer jusqu’au 12 février. La ministre de l’environnement, Ségolène Royal, a de nouveau offert un joli cadeau au lobby des chasseurs grâce au « dispositif de bon sens » que ses services ont imaginé depuis 2015, atelle annoncé, sourire aux lèvres, à l’Assemblée nationale, le 25 janvier : « Il n’y aura pas de verbalisation. » Sauf si le Conseil d’Etat, saisi par la Ligue pour la protection des oiseaux, casse la décision du gouvernement – un jugement attendu en ce début de semaine –, Ségolène Royal aura donc inventé un drôle d’oxymore : le braconnage légal. Les agents de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS) ont reçu l’ordre de regarder ailleurs, les consignes ont été passées. Une humiliation pour ces policiers de l’environnement assermentés, indispensables protecteurs de la nature. Les amateurs de gibier d’eau, eux, triomphent. Ils ont déjà gagné des heures précieuses pour s’adonner à leur passion : la chasse aux sarcelles d’hiver, aux canards siffleurs et aux oies rieuses, le trophée roi. Mais il est un autre butin, bien caché celuilà, qui profite du blancseing de Ségolène Royal : la location au noir de huttes de chasse qui se pratique depuis des années dès l’ouverture de la saison, le 21 août, jusqu’à la fermeture.
Quand celleci est repoussée du 31 janvier au 12 février, on arrive à six mois de business, mine de rien. Ces « petites affaires entre amis » fleurissent surtout dans le nord de la France, le long de la façade maritime, moins en Gironde ou en Camargue. Dans le milieu, c’est un secret de Polichinelle. Pourtant rares sont ceux qui acceptent d’en parler ouvertement : « Vous pénétrez dans un monde occulte. J’ai peur de représailles » ; « Vous voulez m’obliger à changer de région ? » ; « Vous me fournissez un gilet pareballes ? ». L’omerta est la règle. Au ministère de l’environnement, après avoir soupesé chaque mot, on finit par lâcher : « Le dossier, surtout dans ses aspects financiers, est jugé opaque. Mais toute tentative de contrôle sérieux sur les prélèvements [le nombre et les espèces d’oiseaux tués.] et l’argent qui circule ferait l’objet de réactions violentes de la part des chasseurs. » Surtout, ne pas les mécontenter à la veille d’échéances électorales. Chez les nemrods, les 400 000 chasseurs de gibier d’eau forment une tribu à part. Organisée, réactive, redoutée. Willy Schraen, qui préside depuis août 2016 la Fédération nationale des chasseurs, est un des leurs. La manifestation du 14 février 1998 contre la loi Voynet (finalement votée le 3 juillet 1998), qui rassembla à Paris des dizaines de milliers de personnes, avec meutes de chiens et sangliers ? C’est eux. Aucun responsable politique, de droite comme de gauche, ne l’a oubliée. Pour comprendre la flamme qui les anime, il suffit de lire Chutt le hutteux écrit en 1927 par Paul Vimereu (18811962).
L’écrivain picard évoque avec poésie la chasse au gibier d’eau chez les ouvriers du Nord qui travaillent le jour et restent à l’affût, la nuit, dans des huttes où ils tiennent à peine debout et dorment sur la paille. L’auteur raconte comment les pères font tirer leurs premiers coups de fusil aux fils dès l’âge de 10 ans et leur apprennent à atteler sur l’étang les appelants, ces canards et ces oies domestiques dont les cris rassurent leurs congénères sauvages à la recherche d’un plan d’eau pour se reposer. Mais tout chasseur de gibier d’eau le sait, il suffit d’un vent défavorable pour que les migrateurs détournent leur route et ne soient plus à portée de fusil. Ces veillées d’armes où rien n’est sûr, si ce n’est l’attente, voilà qui entretient la passion de la tribu. S’il existe toujours des « gabions » ou des « tonnes » rudimentaires, petit à petit le confort s’est amélioré. Les huttes, seuls endroits où la chasse nocturne est autorisée en France (et uniquement pour le gibier d’eau), ont gagné en surface et en chaleur. Michel Charasse en témoigne volontiers. Comme beaucoup d’autres responsables politiques et économiques, l’ancien ministre de François Mitterrand a été invité à la « hutte des 400 coups » construite en 1904 dans la Somme par le vicomte Henri de Brossin de Méré. « Un endroit inoubliable. La soupe qui chauffait excitait les papilles. Mais quand nous allions enfin bombarder les canards, mon téléphone a sonné. C’était le président. Il a fallu que je rentre à Paris daredare », se souvientil aujourd’hui. Pour remercier son hôte, un élu local, Michel Charasse, lui fit envoyer une paire de bretelles dédicacées. «
Certaines huttes sont aussi des lieux de bringue », concède Philippe Plisson, député (PS) de la Gironde et président du groupe Chasse et territoires à l’Assemblée nationale. De véritables garçonnières, parfois avec Jacuzzi et écran TV géant. « Il suffit juste d’acheter à l’avance deux canards non plumés à la boucherie pour un retour serein au domicile conjugal », raconte un amateur de bécasses. L’un des nombreux sites consacrés à la chasse au gibier d’eau propose ainsi sur sa page d’accueil des « réunions sextoys ou soirées tuppergodes » ! Les huttes, à l’instar des hôtels peu regardants sur les « cinq à sept », peuvent abriter des amours clandestines. Folklore habituel. La location au noir est une tout autre affaire.
LES CHIFFRES DISCORDANTS
Depuis la loi Voynet du 26 juillet 2000, le nombre de huttes en béton ou en bois, flottantes ou fixes, sommaires ou luxueuses, a été figé dans les vingtsept départements français où le tir de nuit est autorisé. Toutes, en principe, ont dû être enregistrées et immatriculées. Au ministère de l’environnement, on en recense 14 457. Du côté de la Fédération nationale des chasseurs et de l’ONCFS, 15 120. Cherchez l’erreur. Comme le constate une étude publiée en mars 2015 dans le magazine Experts fonciers, le coup d’arrêt des immatriculations a provoqué « une augmentation constante des valeurs locatives et des valeurs vénales » des installations.
Le prix d’une hutte et de son étang s’apprécie avant tout selon le tableau de chasse que l’on peut en espérer. Plus elle est proche d’un couloir migratoire, mieux c’est. Son standing et son accessibilité jouent ensuite. On cherche des prix mais le secret semble entourer les négociations.
« Depuis quelques années, les acheteurs créent des sociétés civiles immobilières, ce qui leur permet d’éviter légalement la publication de la transaction par la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer) », constate Thierry Nansot, expert foncier auprès de la cour d’appel d’Amiens. Refusant que son nom soit divulgué, le propriétaire d’une hutte de 130 m2 dans le département du Nord confesse qu’un investisseur lui en a proposé, début janvier, 700 000 euros, étang compris bien sûr. Son abri est une véritable résidence secondaire : il est recommandé de laisser ses bottes à l’entrée pour ne pas salir le sol du salon, où le poêle fait régner une douce chaleur. Cuisine équipée, trois chambres, quatre télévisions, une douche italienne et un robot électrique dernier cri, qui plume et vide un colvert en deux minutes. Sans oublier la salle de tir qui s’ouvre sur la mare et les appelants. « Le gars qui voulait acheter voulait en faire de la location, c’est sûr », confie le quadragénaire, un entrepreneur. Au noir ? « Il y a des brebis galeuses partout. Vous savez, ici, les chèques qui se baladent, c’est rare.
Beaucoup paient cash dans le milieu », éludetil. Sa hutte est familiale. N’y viennent que des amis triés sur le volet qui participent à l’entretien de l’étang, un travail fastidieux, été comme hiver. Une location officielle ou officieuse s’organise par « tour de hutte », c’estàdire une nuit par semaine pendant toute la saison de chasse. Un propriétaire peut donc avoir jusqu’à sept locataires. Prix de départ : 450 euros le tour pour les huttes les plus modestes, partagées entre proches. De quoi payer, en réalité, les charges annuelles. Rien de bien méchant.
Mais les montants grimpent vite, jusqu’à 6 000 euros le tour, dès que le tableau de chasse approche ou dépasse le millier d’oiseaux par saison. En ce jeudi 19 janvier au matin, le froid a gelé une partie des étangs de la Flandre maritime. Emmitouflés dans leurs tenues de camouflage, des chasseurs lillois déchargent leur matériel devant la hutte où ils s’apprêtent à passer la nuit. L’installation accueille jusqu’à 14 personnes. La salle de tir, qui compte une vingtaine de créneaux, s’étire sur 18 mètres. Il y a 32 crochets pour installer autant de fusils. Les rêveries au clair de lune de Chutt le hutteux semblent loin. Ici, c’est l’usine à tuer. Le propriétaire annonce un tour de hutte à 2000 euros, « déclarés, évidemment », assuretil. L’un des chasseurs, après s’être éloigné, en rigole. « C’est 5 300 ! ». Pour le fisc, le compte n’y est pas. Les affaires tournent d’autant mieux qu’il faut aussi parier sur l’élevage des appelants, vendus et gardés sur place pour les chasseurs des villes. Une sarcelle d’hiver ? Aujourd’hui, elle se monnaie 30 euros pièce. Un couple d’oies rieuses ? 150 euros au minimum. Mais le graal, c’est un couple d’oies des moissons : 1 200 euros.
« NOTRE RÉPUTATION EST EN JEU » Combien d’argent circuletil au total sous le manteau ? Impossible à savoir. Contacté, le ministère de l’économie, pris au dépourvu, n’a pu répondre que « tout revenu devait faire l’objet d’une déclaration fiscale ». On a beau demander, personne ne se souvient avoir entendu parler de contrôle fiscal chez les huttiers. « Tout le monde se tient par la barbichette », estime Jérôme Bignon, sénateur (LR), ancien député de la Somme, département qui compte 2 234 huttes de chasse, le record en France.
Un élu du Conseil régional des HautsdeFrance exprime lui aussi son découragement : « Qui peut pénétrer ce milieu ? Tout se traite de la main à la main. La chasse, c’est l’ubérisation de la société avant Uber ! » Cette marchandisation de la passion cynégétique pousse désormais les plus audacieux à louer des huttes pour une soirée (600 euros), voire pour une heure ou deux. « Ce n’est plus possible.
Notre réputation est en jeu. La chasse doit rester populaire », s’insurge Eddie Puyjalon, président de Chasse, pêche, nature et traditions, qui appelle les fédérations de chasseurs « à stopper ces dérives ». Si le président de l’Association nationale des chasseurs de gibier d’eau, Didier Vergy, ne nie pas le phénomène, il reste, à l’entendre, « tout à fait marginal ». François Crepin, directeur de la Fédération des chasseurs de la Somme, ne voudrait pas, en ce qui le concerne, se mêler d’affaires privées. « On est peutêtre conscient que ça se passe comme ça, des locations de gré à gré. Mais c’est difficile d’intervenir, on s’immiscerait entre le propriétaire et le locataire ». Question de bon sens… Comme le dispositif mis en place par Ségolène Royal ?