“J'ai vu le loup fendre mon troupeau”, les éleveurs de brebis cherchent la parade

Publié le 23 Novembre 2018

 
	LE TEMPS DE L’AGNELAGE dans le troupeau de Myriam Gontier, à Valernes. La bergère a quitté sa Normandie natale pour se consacrer à l’élevage. Mais confrontée à des attaques sanglantes et répétées, elle s’est résolue à arrêter son activité.
LE TEMPS DE L’AGNELAGE dans le troupeau de Myriam Gontier, à Valernes. La bergère a quitté sa Normandie natale pour se consacrer à l’élevage. Mais confrontée à des attaques sanglantes et répétées, elle s’est résolue à arrêter son activité.

Reportage La Vie du 14/11/2018
 

Autour de Sisteron, les brebis sont harcelées par les loups. Chiens patous, clôtures électriques, appareils photo à déclenchement automatique... les éleveurs cherchent la parade. La Vie est allé à leur rencontre.

« L'été, ici, tout est cramé car il n'y a pas d'irrigation. Mais au printemps, quel spectacle ! » Ce matin, il pleut des cordes sur la ferme de Jean-Paul Escuyer, située à Vaumeilh, petite commune à 15 km de Sisteron (Alpes-de-Haute-Provence). La route qui y conduit est bordée de cognassiers et pommiers aux fruits abondants. Jean-Paul, 62 ans, élève seul un beau troupeau de 220 brebis, de la race préalpes du Sud, qu'il nous montre au pas de course, au bout d'une piste. Le week-end précédent, un voisin a été réveillé par des hurlements. Le lendemain, ses chiens reniflaient des déjections mêlées de poils de sanglier et de chevreuil : pas de doute possible, c'était le loup. 

L'éleveur solitaire s'attend à une prochaine attaque. La dernière s'est passée en août, en plein jour, devant ses yeux : « Je ne m'attendais pas à tomber sur un loup dans ma propre ferme. Je l'ai vu fendre le troupeau, avec son pelage gris clair. La première bête, il l'a attrapée en silence, à ras des épaules, mais il n'a pas pu la coucher. Les préalpes, vous savez, elles ont de la carcasse ! C'est lourd et massif ! Alors j'ai crié, et il l'a lâchée avant d'en égorger une autre, à 30 m de moi, et s'enfuir. Mes deux brebis ont survécu. J'en ai soigné une aux antibiotiques pendant longtemps et ses plaies sont cicatrisées. Elle a perdu tellement de sang qu'elle en est encore tout épouvantée. » Jean-Paul a perdu 12 bêtes en 2017. Déjà huit cette année. Il sait qu'il doit changer ses habitudes, clôturer et se protéger davantage. Car le loup, dit-il, n'a plus peur de l'homme.

Indemnisation sous conditions

Depuis 2016, chaque attaque de troupeau précède un petit rituel administratif, mis en place par la DDT (Direction départementale des territoires) des Alpes-de-Haute-Provence en vue d'une indemnisation. Il s'agit d'appeler un numéro et de déposer un message sur le « répondeur loup ». Le lendemain ou surlendemain, un agent assermenté se présente pour inspecter la brebis ou l'agneau meurtri. Si son verdict se termine par « loup non exclu », l'éleveur recevra son argent : autour de 120€, 20 de plus si la bête est pleine. Les animaux disparus, littéralement kidnappés par le loup, n'ouvrent droit à aucune indemnisation. 

Pour l'instant, je n'ai pas opté pour des chiens de protection. J'ai entendu dire que ces chiens mordent les promeneurs... 

Dans le département et comme ailleurs en France, ce prédateur peut être abattu. Le quota annuel national est de 51 têtes. Un « prélèvement » dérisoire puisque, de l'avis même des associations de protection du loup, la prédation ne cesse d'augmenter. Les meutes observées se concentrent actuellement dans le massif alpin, avec une forte progression en Provence. Le loup semble aussi de retour dans le Jura, depuis une attaque le 5 novembre et la mort de 29 moutons. « Pour l'instant, je n'ai pas opté pour des chiens de protection, ces énormes patous, soupire Jean-Paul Escuyer. J'ai toujours refusé cette formule parce que l'été, je vois des randonneurs qui empruntent le chemin de Compostelle tout proche. J'ai entendu dire que ces chiens mordent les promeneurs, et c'est toujours embêtant. J'en ai parlé avec la DDT. Ils ont dit que j'avais raison mais que je n'avais pas le choix si je voulais être indemnisé en cas de nouvelle attaque. »

 

JEAN-PAUL ESCUYER élève seul, à Vaumeilh, ses 220 brebis. Il sait que, pour...
JEAN-PAUL ESCUYER élève seul, à Vaumeilh, ses 220 brebis. Il sait que, pour contrer le loup, il doit changer ses habitudes, clôturer et se protéger davantage. © Jordan Pouille pour La Vie

 

L'éleveur marque un silence et reprend. « Toutes ces aides sont mal vues de l'opinion publique, n'est-ce pas ? » En cinq ans, entre 2013 et 2017, le coût total des mesures de protection est passé de 10 à 23 millions d'euros, grâce à des fonds européens. Objectif officiel : maintenir l'activité pastorale ovine et caprine malgré la contrainte de la prédation. L'essentiel sert à financer 80% du salaire d'aide-berger. Une partie permet le remboursement à 80% des clôtures électrifiées et des chiens protecteurs. L'aide atteint 100% dans les réserves naturelles, où tirer le loup est proscrit. Une récente étude de l'Inra (Institut national de la recherche agronomique) se demande si cette accumulation de mesures de protection ne va pas modifier le fonctionnement et la performance des élevages. Pour les Jaubert, c'est évident.

Des prédateurs sophistiqués

« Moi j'aime emmener mes brebis dans les bois pour qu'elles croquent des glands. Une fois bien mûrs, ces fruits sont des friandises très nourrissantes. À consommer avec beaucoup d'herbe pour bien digérer. » Nicolas Jaubert, ingénieur de formation, est éleveur et maire de Châteaufort depuis quatre ans. Comme son père Edmond l'a été avant lui. Leur village ne compte qu'une trentaine d'habitants, dont des frères de la communauté Saint-Jean. Cet homme de 29 ans bichonne un troupeau de 500 ovins, qui jamais ne transhument. Ses bêtes broutent à l'ombre des chênes, dans une zone rocailleuse de 500 hectares difficile à surveiller, impossible à clôturer. Nicolas les garde en bergerie chaque nuit et aussi pendant l'été, entre 11 heures et 16 heures. Les attaques de loups s'enchaînent depuis cinq ans. 

« En 2013, une vingtaine d'agnelles manquaient au comptage. Mon oncle est berger depuis un demi-siècle et ça ne lui était jamais arrivé. On les a retrouvées en deux lots, dont un au sommet d'une montagne où elles ne s'aventuraient jamais. L'année suivante, on a rajouté des chiens. Puis en juin 2014, mon oncle me téléphone, paniqué. Une agnelle apprivoisée, élevée au biberon, se présente à lui égorgée. Rebelote le lendemain. Celle-là, le véto l'a euthanasiée car sa trachée était déchiquetée. L'année suivante, on a eu trois attaques, malgré la vigilance de mon oncle et de ses trois chiens de protection. En août 2016, il manquait une centaine de bêtes : on est allé les chercher jusqu'à la tombée de la nuit. Certaines portaient des sonnailles, mais on n'entendait rien. Puis le chien a reniflé une brebis morte et on s'est rapproché. À notre arrivée, les bêtes étaient blotties dans une petite cuvette rocheuse, comme tétanisées. Mon oncle a réussi, avec son expérience, à les sortir de là. Je n'ose même pas imaginer le charnier si le loup les avait trouvées à notre place ! L'hiver suivant, on a eu 150 mises bas prématurées. D'habitude, c'est plutôt trois par an. Des collègues disent que c'est la salmonellose, qui s'exprime sous l'effet d'un stress et de l'affaiblissement du système immunitaire. »

Nicolas se sent harcelé. La sophistication du loup le subjugue. « Il avance face au vent pour ne pas être reniflé et chasse en tenaille : quand l'un éloigne les chiens protecteurs, l'autre se précipite sur le troupeau. Si mon oncle est d'un côté, le loup débarquera de l'autre, c'est très angoissant. Je ne parle même pas du dérochement, une technique pour forcer les brebis à se jeter toutes ensemble d'une falaise. C'est cruel, n'est-ce pas ? » En octobre 2016, avec d'autres éleveurs, Nicolas Jaubert déposait des cadavres de brebis devant les préfet, sénateur et député, pour l'inauguration de la foire de Sisteron. 

L'année suivante, il envoya au journal La Provence une photo de maires en colère, avec écharpe tricolore et fusil à la main. Par ces opérations chocs, il espère obtenir une hausse drastique du quota de loups à chasser, avec des battues dédiées. « C'est nous ou lui. Je ne vois pas d'autre solution. Car même si on m'indemnise, j'aurai bien du mal à remplacer mon troupeau. C'est une race typique, presque en voie de disparition. »

Des carnages inexplicables

Fille de paysans laitiers, Myriam Gontier, 37 ans, mère de trois enfants et mariée à un cuisinier gastronomique, a quitté sa Normandie natale pour goûter à la liberté. Transhumer ses brebis mourerous pendant deux semaines jusqu'aux meilleurs alpages, les sentir joyeuses et en pleine santé sont une source de fierté depuis 11 ans. En ce mois de novembre, son troupeau est en plein agnelage à Valernes, petit village à 600 m d'altitude. Les naissances s'enchaînent, en plein air, au milieu d'un petit enclos électrifié que Myriam déplace sitôt l'herbe broutée. « Si tout va bien, dans un mois, le troupeau aura doublé », dit-elle.

Cette période heureuse ne fera pas oublier un récent traumatisme. Le troupeau a subi au printemps deux attaques sanglantes. La première en mars avec 45 cadavres et 5 brebis disparues. Myriam a refusé d'euthanasier les 20 blessées, préférant recoudre leurs plaies ouvertes, avant de les recouvrir de miel et d'argile pour la cicatrisation. « Ma deuxième attaque remonte à mai, là-haut dans les alpages. J'avais installé mon enclos de nuit, deux chiens patou veillaient et je dormais dans un cabanon à côté. Tout à coup, j'ai entendu mes bêtes crier. Je suis sortie et je les ai vues se jeter contre les filets électrifiés. J'ai allumé des lampes torches et poussé la radio à fond avant d'ouvrir la clôture. À l'intérieur, il y avait 25 brebis mortes et une autre à la gorge déchirée, une branche plantée dans le ventre. Aucune n'avait été dévorée. » 

Les sanglots refont surface, à peine dissimulés par les volutes de sa cigarette roulée. « Je suis avec elles de l'aube au crépuscule et même toute la nuit en période d'estive. Je n'avais pas choisi ce métier pour assister à un tel carnage. Je ne comprends plus le loup, son comportement me dépasse, mais je n'ai toujours pas envie de le tuer. » Face à cette équation insoluble et au besoin de passer plus de temps avec ses trois enfants, Myriam a fait le choix d'arrêter. Depuis peu, elle forme Jimmy, son successeur.

Un système de protection efficace

Installée juste à côté de l'abattoir municipal de Sisteron, la coopérative ovine l'Agneau Soleil, deuxième de France, fédère près de 600 éleveurs. Patrice Panis, son jeune directeur, enrage face aux attaques de loups et au découragement de certains exploitants. « Ce qui me met hors de moi, c'est que cette situation commence à affecter la production. Des supermarchés nous enlèvent de leurs références, des marchés sont perdus pour l'agneau de Sisteron au profit d'ovins d'autres régions dont la production est homogène faute d'attaques. Et puis le stress des troupeaux perturbe la reproduction, le surpâturage dans les zones dégagées va à l'encontre de notre démarche de qualité. Le loup est mauvais... À la longue, il risque de nous faire perdre notre label. »

Il faut parcourir 45 km dans les terres, rejoindre cette longue route serpentant à travers le col des Sagnes, près du bassin de Turriers, pour trouver un début de solution. C'est là où affleure le gypse, où la sécheresse débute tôt et où vivent Ingrid Briclot et André Maurel, deux éleveurs qui n'ont plus peur du loup. L'intérieur de leur bergerie est tapissé de médailles agricoles multicolores : les souvenirs d'une époque formidable. « On faisait de la génétique et on remportait de nombreux concours à travers la France, avec des croisements de brebis suffolk, romanov, dorset, hampshire de toute beauté. »

 

INGRID BRICLOT ET ANDRÉ MAUREL, éleveurs au col des Sagnes, à Turriers, se sont...
INGRID BRICLOT ET ANDRÉ MAUREL, éleveurs au col des Sagnes, à Turriers, se sont dotés d’un puissant système électrique, d’une véritable meute de chiens protecteurs. © Jordan Pouille pour La Vie

 

En 2006, un empoisonnement de l'eau au désherbant a décimé le troupeau. « On a perdu la moitié de nos 600 brebis. Il a bien fallu deux années pour s'en remettre. » En 2010, surviennent deux attaques de loups, 25 bêtes sur le carreau. « Ils avaient disposé la toison d'un côté, la panse de l'autre. On aurait dit du travail de boucher tellement tout cela semblait organisé. » Ingrid choisit alors de ne plus mettre ses bêtes en danger. Pour ses 350 brebis et 12 chèvres, le couple installe une clôture électrifiée sur 12 km, de 1,40 m de hauteur. « Et à certains endroits, elle m'arrive à la hauteur des yeux. » Une Grande Muraille de Chine autour de leur pâture pour empêcher toute intrusion malveillante, humaine comme animale. « Le grillage n'était pas subventionné, mais l'État nous a donné les moyens pour l'électrifier puisqu'on se faisait bien dégommer par les loups. Sur les conseils de la DDT, on a donc reçu les bénévoles de Pastoraloup. »

Les chasseurs, autre danger

Jugés « pro-loup » par les « anti-loup » et « anti-loup » par les « pro-loup », ces militants luttent pour une voie médiane entre l'éradication de l'animal et sa liberté sans entrave. Ils forment les éleveurs à l'utilisation des meilleurs outils pour supprimer les attaques. Patrick Boffy, vice-président de Pastoraloup, affirme être « pour l'élevage et pour la formation des éleveurs ». « Comment pensez-vous que les Italiens et les Espagnols gèrent la situation ? Là-bas, ce ne sont pas 500 mais 2 500 loups avec qui ils réussissent à cohabiter. » La puissance du dispositif atteint 36 joules, soit trois fois plus que les clôtures classiques proposées aux éleveurs. « On a placé un fil en bas, un fil tout en haut et un dernier au milieu. Une fois que les loups ont pris une chargette pareille, ils s'en souviennent... » 

Le couple s'est aussi doté d'une véritable horde de patous protecteurs pour lutter d'égal à égal avec une meute de loups. « Il y a ceux qui restent près du troupeau et ceux qu'on entraîne à traquer le prédateur. Un chien comme ça pèse 80 kg, alors c'est plutôt long à démarrer. Un loup en revanche, c'est une bête de compétition, agile et nerveuse, pour à peine 25 kg ! » L'hiver, leurs huit chiens dorment à la bergerie.

Pour mieux comprendre l'adversaire, le couple s'est équipé de six pièges photo : des appareils à vision nocturne, dotés d'un détecteur de mouvement et fixés aux troncs d'arbres. Les éleveurs reçoivent la visite régulière de salariés de la chambre d'agriculture, de la DDT et partagent leurs expériences sur Facebook. Une telle armada, même subventionnée, n'est pas accessible à tous. Ingrid et Daniel le reconnaissent : ils ont la chance de disposer d'un territoire unifié, un bloc d'un seul tenant, quand d'autres éleveurs doivent composer avec une multitude de pâtures, achetées ou prêtées.

Mais si les attaques de loup appartiennent au passé, ce sont les chasseurs que ces éleveurs doivent désormais affronter. « C'était un samedi matin, à l'automne 2017. Il était 10 h et tout le monde roupillait. J'étais à la bergerie avec les agneaux quand ont retenti trois coups de feu. Un gars tirait un sanglier au milieu des brebis qui couraient dans tous les sens. Un de nos chiens, notre meilleur reproducteur, a fait un arrêt cardiaque. Les gendarmes nous ont dit de nous démerder. Par ici, certains chasseurs sont tout-puissants. Et dès qu'ils voient du gibier, ils deviennent fous, jusqu'à couper les clotures. »

Rédigé par ANAB

Publié dans #Protection animale

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article