Trop de cigognes ?

Publié le 1 Septembre 2017

paru dans DNA DNA/Anne-Camille Beckelynck (17/08/2017)

Quelle réussite que la réintroduction des cigognes en Alsace ! L’an dernier, l’Aprecial, association créée en 1983 pour s’en charger, s’autodissolvait en disant « Mission accomplie ». Mais, 34 ans après le début de ces efforts, une question vient à se poser : est-ce que, par endroits, des cigognes, il n’y en aurait pas un peu trop ?

À Munster se sont installés une trentaine de couples, qui laissent des traces visibles sur les toits… Photo : DNA - ACB

À Munster se sont installés une trentaine de couples, qui laissent des traces visibles sur les toits… Photo : DNA - ACB

À Munster, on ne voit qu’elles. Dans près d’un bac à fleur sur deux, sous forme de silhouettes en bois. Dans les magasins de souvenirs, aussi : magnets, porte-clefs, sacs à dos… Sur les enseignes, également : l’hôtel-restaurant de la Cigogne voisine avec la pharmacie du même nom. Sur le toit de cette dernière, comme sur de nombreux faîtes voisins, un nid trahit la présence de l’animal en chair et en plumes. Mais, en ce milieu d’après-midi, sur l’église protestante et les bâtiments voisins, les nids sont presque tous déserts. Les touristes, eux, sont là, familles la glace à la main, cyclistes en tenue ou motards dont la démarche de cow-boy témoigne d’une longue chevauchée. Les regards lancés en l’air commencent à être un peu désespérés. Pourtant, pas de doute, les domiciles haut perchés sont tous bien habités : d’imposantes traces blanches, juste en dessous d’eux, et qui s’écoulent parfois jusqu’au bas des toits, trahissent la fâcheuse habitude de l’oiseau d’installer ses lieux d’aisance de façon peu discrète.

900 couples en Alsace, soit deux fois plus qu’il y a moins de 10 ans

Pour les voir, il est en fait trop tôt : les oiseaux sont au boulot, dans les champs d’à côté, en quête de lombrics ou de mulots laissés à découvert par le récent fauchage. À 17 h 30, clameur sur la place : une trentaine d’oiseaux est en train de la survoler. Une averse est tombée peu de temps avant, les masses d’air sont mouvantes et les cigognes adorent se laisser aller à flâner dessus. Montagnes russes gratuites pour le retour collectif du travail. Au sol, les appareils photo sont de sortie pour immortaliser l’atterrissage, toutes pattes devant et ailes en W inversé, des couples dans leurs nids. La dimension sonore n’est pas oubliée : ça craquette à tout va, sur tous les toits.

Sur l’église protestante de laquelle la foule endimanchée d’un mariage vient de sortir, des oiseaux rivalisent avec les gargouilles en prenant la pause. Sur le palais abbatial, trois nids sont le théâtre des préparatifs du dîner. Un autre, en bord de toit, reste vide : il montre des signes de faiblesse. Une dizaine de mètres en dessous, à hauteur d’humain, un panneau prévient : « Ne pas stationner sous le nid, chutes de branches possibles ».

« On a certains nids qui ne sont pas sécurisés. On va encore installer 6 ou 8 corbeilles sur l’église protestante », explique Pierre Dischinger, maire de Munster, heureux de compter 30 couples de cigognes (soit environ 80 oiseaux en comptant leurs petits) parmi ses administrés. « En tout on a déjà sécurisé un quart des nids. C’est sûr, ça a un coût, mais on est fiers qu’elles s’installent à Munster. C’est même mentionné dans des guides touristiques ! », poursuit le maire.

Sans la réintroduction, l’hôtel-restaurant de la Cigogne aurait définitivement perdu le prestige de son nom : il avait été baptisé comme ça « avant la guerre (la première, ndlr) , peut-être à la fin du XVIIIe siècle », réfléchit Régine derrière le comptoir. De vieilles photos de la façade témoignent même d’un nom en allemand « Hotel Storchen ». Et aujourd’hui, n’y aurait-il pas trop ? « Non non. Qu’il y en ait beaucoup, ça permet aux touristes de les voir ! »

« Il y a des gens qui se plaignent à Munster, surtout à cause de la salubrité », assure pourtant Christian Braun, qu’on ne peut pas soupçonner d’être hostile aux animaux : il est directeur pour l’Alsace de la LPO, la Ligue pour la protection des oiseaux. « En 2009, il y avait 460 couples en Alsace, et le chiffre a doublé en moins de 10 ans : on compte aujourd’hui près de 900 couples en Alsace, ça fait près de 2 500 oiseaux. C’est du jamais vu ici ! », se réjouit-il. Mais « la réintroduction a tellement bien fonctionné que dans certains secteurs on se retrouve avec des cigognes en trop grand nombre par rapport à la ressource alimentaire disponible », poursuit-il. Une cigogne mange 500 grammes par jour, ce qui est beaucoup, et d’un peu n’importe quoi. Or, entre la disparition de l’oiseau (dans les années 60-70) et sa réintroduction, « la région s’est transformée en plaine à maïs, et il n’y a plus assez d’endroits marécageux ou la cigogne peut trouver ce qui lui faut », notamment des batraciens. Du coup, elle avale un peu tout ce qui passe. Des déchets plastiques dangereux pour elle, mais aussi, ironie de l’histoire, des espèces protégées… Notamment le courlis cendré, oiseau à long bec dont l’espace vital (les prairies du Ried ou de la vallée de la Zorn) se rétrécit. Et qui voit débarquer chez lui parfois 10 ou 20 couples de grands échassiers. Or, « on a déjà vu des cigognes manger des poussins de courlis cendrés vivants… », se désole Christian Braun.

La grande blanche ne craint pas l’homme, et se sent facilement chez elle. Au parc de l’Orangerie à Strasbourg, où pas moins de 80 couples ont élu domicile, on en voit gambader entre les joggeurs dès la fin de journée. Aussi, il y a trois semaines, pendant un pic de chaleur à Geudertheim, on en a vu une prendre un bain dans une piscine privée. Mais parfois, les explorations tournent à l’accident. Dans ce cas, on fait appel au Gorna (Groupement ornithologique du refuge nord Alsace) à Neuwiller-lès-Saverne, où l’on commence aussi à s’inquiéter de la prolifération de l’oiseau : le nombre de cigognes soignées cette année, 57, dépasse déjà les 52 reçues pendant toute l’année dernière (lire ci-dessous).

Les électrocutions ne sont en tout cas plus le plus grand danger pour la cigogne, ce qu’il a longtemps été. « Je n’ai aucun souvenir d’accident de ce type ces quatre dernières années », nous dit Jean-Claude Mutschler, directeur général de Strasbourg Électricité Réseaux, chargé du réseau de distribution d’Électricité de Strasbourg, qui couvre à peu près la moitié de l’Alsace. Pour arriver à ce résultat, il a fallu plus de 20 ans d’efforts : « plusieurs centaines de dispositifs aviphones » (des objets en forme de spirale qui émettent au contact du vent une fréquence sonore qui repousse les oiseaux) ont été installés sur des lignes électriques dangereuses, de même que des pics (un peu comme ceux pour éloigner les pigeons, mais en plus gros) pour les dissuader de se poser. Le tout en concertation avec les services de l’État (la Dreal) et les associations de protection des oiseaux, ou avec les communes quand il s’agit de sécuriser des nids pesant de tout leur poids sur des poteaux électriques.

Parallèlement, les réseaux basse tension en fils à nu ont été renouvelés en câbles isolés, et les lignes électriques sont toujours plus nombreuses à être enterrées. « On ne rajoute plus de points dangereux », résume Jean-Claude Mutschler. « On intervient encore de façon ponctuelle dans certains endroits, mais on peut dire que la politique menée depuis les années 90 porte ses fruits ».

À tel point que, maintenant, semble-t-il, ce sont les autres oiseaux qu’il va falloir protéger du dévorant appétit des cigognes… Le directeur de la LPO insiste : « Il ne faut surtout pas les nourrir, surtout pas les assister », et ce qu’elles soient sédentarisées, ou sur le point, dans quelques jours, de repartir migrer.

Comme à la maison : mi-juillet, une cigogne se rafraîchissait dans une piscine privée à Geudertheim. DR

Comme à la maison : mi-juillet, une cigogne se rafraîchissait dans une piscine privée à Geudertheim. DR

Depuis janvier, 57 cigognes ont été accueillies. Photo : DNA

Depuis janvier, 57 cigognes ont été accueillies. Photo : DNA

On ne voit qu’elles. Sur la route forestière sinueuse menant au Gorna, entre Neuwiller-lès-Saverne et La Petite-Pierre, les cigognes se livrent à un séduisant ballet aérien. Une dizaine d’échassiers blanc et noir tournoient au-dessus de la maison forestière du Loosthal, où l’association a installé ses locaux, sans volonté de s’émanciper du centre de soins. Arrivés blessés il y a plusieurs semaines, les oiseaux terminent leur convalescence selon un protocole de soins stricts de dix semaines avant de pouvoir définitivement prendre leur envol. Au sol, dans les grandes volières, une vingtaine d’autres réapprennent à s’alimenter et voler.

Depuis janvier 2017, le centre de Neuwiller-lès-Saverne a soigné 57 cigognes accidentées ou blessées, soit plus que sur l’ensemble de l’année passée (52 cigognes en 2016) et près d’un tiers de plus qu’en 2015 (40 oiseaux). Incontestablement, « c’est le plus grand nombre de cigognes accueillies au Gorna depuis sa création, en 1983 », affirme le directeur Guy Marchive.

Errantes sur les routes

Ce nombre croissant de pensionnaires s’explique partiellement par une augmentation du nombre d’accidents. De plus en plus de cigognes, parmi les plus juvéniles et inexpérimentées, entrent en collision avec des véhicules à moteur. Il n’est plus rare d’en croiser, errantes, sur les routes de campagne ou de villages, d’où le danger pour les automobilistes. En ville, les oiseaux se blessent en heurtant un lampadaire ou du mobilier urbain. Et les plus jeunes se font soigner pour des chutes du nid. Une autre explication tiendrait dans le comportement humain. « Les gens sont plus sensibles à la cause des animaux sauvages, apprécie Guy Marchive. Quand ils en voient un en détresse ou mal en point, ils ont le réflexe de nous le ramener au centre. »

Rédigé par ANAB

Publié dans #Oiseaux

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