Environnement : “Je me dis c'est foutu, sauf si...“

Publié le 20 Décembre 2019

Environnement : “Je me dis c'est foutu, sauf si...“

Publié sur LaVie  le 06/09/2019Interview Marine Samzun

Dans son prochain livre, Réussir la transition écologique (sortie le 8 octobre), Grégory Derville, enseignant en politiques environnementales et expert en permaculture, donne des clés pour passer à un mode de vie durable à l'échelle individuelle et collective.

Amazonie brûle, les insectes disparaissent, les terres s'assèchent partout sur la planète... N'est-ce pas trop tard pour « réussir la transition écologique » ?

La machine est lancée, c'est indéniable. Mais ça n'empêche pas qu'il existe des solutions à la hauteur de ces problèmes. Elles ne sont ni simples ni technologiques (ceux qui pensent résoudre ces questions par des outils techniques se bercent d'illusions). Il est nécessaire d'engager des changements drastiques, tant au niveau individuel qu'institutionnel. Évidemment, je suis assez pessimiste, car je vois la situation qui se dégrade rapidement, et je ne me fais pas d'illusion sur l'effet limité de mes actions, mais je les exécute quand même. C'est une question morale, éthique, de responsabilité personnelle et collective. Je crois qu'il faut découpler la question de l'espoir et celle de l'action : on n'a pas besoin d'espoir pour agir, on a besoin de courage et de volonté. Je me dis « c'est foutu, sauf si... », sauf si on prend conscience de la réalité, qu'on change vraiment de paradigme et que tout le monde s'y met. Il s'agit de regarder la réalité avec lucidité et voir concrètement ce que chacun peut faire à son échelle pour avoir un impact positif sur cette Terre.

C'est souvent à la suite du foisonnement d'initiatives locales que les institutions évoluent pour leur donner un cadre plus adapté

Pourtant, face à l'ampleur de la tâche, on peut être pris d'un vertige. Par où commencer pour entamer personnellement une transition écologique ?

Il n'y a pas de réponse unique et valable pour tout le monde : nous n'avons pas tous les mêmes envies, compétences, disponibilités, niveaux d'indignation... Si les mêmes conseils sont dispensés de manière identique, ça va forcément en braquer certains et ce sera contre-productif. J'invite plutôt chacun à faire ce qu'il aime faire. Cela s'entend au-delà des actions « indispensables » (consommer moins de viande, faire du vélo, trier ses déchets...). Qu'on soit « éco-warrior » ou néophyte, on peut tous faire ces gestes-là : c'est « la base de la base ».

Réduire ses déchets... et son budget !

Dans votre livre, vous centrez votre propos sur les démarches collectives plutôt que sur les actes individuels. Quel poids ces derniers ont-ils ?

Les initiatives individuelles peuvent donc avoir de l'influence, même si elles ne sont pas suffisantes. Plus il y a de personnes qui trient leurs déchets ou se déplacent à vélo, plus cela exerce une pression sur une collectivité et plus c'est difficile pour elle de ne pas s'adapter (en développant un système de tri efficace ou des voies cyclables). Globalement, les actions citoyennes doivent s'articuler autour d'un « trépied » : un volet activiste, avec la protestation ou éventuellement l'opposition physique face à des pratiques dramatiques pour l'environnement (création ou soutien d'une Zad) ; une démarche plus institutionnelle et militante dans le but d'obtenir des changements nécessaires dans la réglementation (vivisection, conditions d'élevage et d'abattage des animaux) ; et la mise en place d'alternatives concrètes par l'expérimentation (Amap, monnaie locale, recyclerie...). Chacun peut s'engager dans un ou plusieurs volets, selon sa sensibilité, mais la combinaison de ces trois piliers est en fait essentielle.

Ces initiatives sont-elles suffisantes si les collectivités et la législation ne vont pas dans le même sens ? Peuvent-elles les influencer ?

C'est souvent à la suite du foisonnement d'initiatives locales que les institutions évoluent pour leur donner un cadre plus adapté : le moteur vient des citoyens. C'est le cas pour les Amap, par exemple, qui se sont développées sans aucun cadre juridique. Mais cela fonctionne surtout à une petite échelle : la motivation à agir est plus grande car les impacts sont plus directs. Pour certaines actions, comme le boycott, une démarche personnelle ou collective n'a pas d'impact sur ceux qui ne boycottent pas. Il faut donc une législation qui donne un cadre vertueux et qui empêche la persistance de pratiques désastreuses pour l'environnement.

Trois priorités au quotidien pour le climat

Cette stratégie « bottom up » (du bas vers le haut), comme vous l'appelez dans votre livre, fonctionne-t-elle à un niveau plus global ?

À l'échelon international, cette approche est moins efficace, notamment à cause de conflits d'intérêts : on développe la pratique du vélo sur un territoire alors que dans d'autres pays la politique nationale favorise l'accès de tous à la voiture. Et changer son mode de vie, à un niveau individuel ou collectif, ne va pas drastiquement stopper l'exploitation des énergies fossiles à grande échelle...

Puisque de nombreuses composantes nous échappent, que préconisez-vous comme engagement concret ?

Sur de petits territoires, vivre selon les principes de la permaculture : durabilité, résilience et autonomie. La motivation doit être de contribuer à changer le monde, même si l'impact est très modeste. C'est une question d'éthique au niveau individuel, en donnant l'exemple et en inspirant les uns les autres (comme en réduisant sa propre dépendance aux énergies fossiles). Il faut partir du principe que si tout le monde s'y met on peut faire bouger les lignes.

C'est ce qui me plaît dans le mouvement de la transition : nous nous situons entre un discours alarmiste et des propositions constructives

Vous parlez beaucoup du niveau local et des territoires ruraux dans votre ouvrage, mais que faire quand on vit dans de grandes villes ?

Je pense que ces métropoles n'ont malheureusement pas beaucoup d'avenir dans leur forme actuelle : elles sont beaucoup trop denses pour pouvoir continuer à être approvisionnées dans les décennies à venir en aliments, métaux, énergie... avec l'épuisement des ressources naturelles et la descente énergétique inévitable. Tant que le monde actuel continue de fonctionner, il est très difficile d'en sortir. Mais il est d'autant plus vital de mettre en place des initiatives vraiment efficaces tant qu'on en a encore les moyens.

Selon vous, pourquoi cette transition écologique est-elle si compliquée à mettre en œuvre ?

Il y a énormément de raisons qui poussent à une forme de méconnaissance et même de déni : quand on commence à y réfléchir sérieusement, on réalise qu'on est tellement impuissant... Il est très facile de ressentir un sentiment d'écrasement face à l'immensité de la tâche à accomplir. De plus, nos comportements ont des conséquences à l'échelle planétaire et à très long terme, ce qui ne rentre pas dans notre champ de perception directe : la disparition de 70% des insectes ne se voit pas à l'œil nu ! Sans compter qu'on tient à notre mode de vie incroyablement confortable, ce qui freine la prise de conscience et la mobilisation. La sensibilisation au niveau des connaissances progresse, mais ne se traduit pas encore par des actes. Comme l'exprime le philosophe Jean-Pierre Dupuy : « Nous ne croyons pas ce que nous savons. »

Alors, comment peut-on se convaincre soi-même et convaincre les autres de l'urgence de cette transition ?

En matière de sensibilisation, il est important de bien prendre en compte la situation de la personne : est-ce qu'elle s'oppose à ce discours de manière radicale ? A-t-elle peur et essaie-t-elle de se rassurer par de fausses solutions technologiques ? Dans tous les cas, c'est une erreur d'asséner un discours standardisé qui s'avère brutal et surtout accablant. Ce travail doit être fait avec tact et sensibilité, afin d'avoir plus de chances de mobiliser les citoyens. C'est ce qui me plaît dans le mouvement de la transition : nous nous situons entre un discours alarmiste, mais réaliste sur le plan du constat, et des propositions constructives pour un appel à l'action collective.

Je vois de plus en plus de similitudes entre l'éthique écologique et l'éthique chrétienne : une forme d'humilité, la conviction que les choses nous sont confiées

Quelles sont les étapes de ce cheminement ?

Pour moi, il s'agit d'effectuer une « transition intérieure » : il faut prendre conscience des réalités, de sa propre responsabilité et de l'impact positif de potentiels changements dans son mode de vie. C'est ce que Pierre Rabhi appelle « l'éveil des consciences ». Cela peut aussi avoir des conséquences sur le plan émotionnel : se sentir relié à notre environnement en train d'être anéanti peut être difficile à vivre, mais cela peut se transformer en source de motivation et générer un désir d'investir du temps, de l'énergie et des compétences pour agir selon sa propre sensibilité.

Malgré l'avenir sombre, la transition que vous proposez apparaît comme une source de joie...

Quand on a compris l'ampleur de la menace, cela nous amène à faire des choix radicaux et créatifs : produire de l'énergie par traction animale, générer de nouvelles matières premières en récupérant des voiles de bateaux... C'est très enthousiasmant de découvrir ou redécouvrir des savoir-faire et technologies durables qui permettent de revenir à un mode de vie plus sobre et soutenable pour la planète. Je suis persuadé que ce nouveau monde vers lequel tend la transition sera plus enviable que celui dans lequel nous vivons actuellement.

Réapprendre à s'ouvrir à la vie

Cette « transition intérieure » que vous décrivez semble relever d'une sorte de conversion spirituelle...

Oui, on doit s'engager tout entier si on veut passer d'un mode de vie à l'occidentale vers celui qu'on devrait tous adopter pour que l'avenir soit viable. Je ne suis pas croyant, mais j'ai lu Laudato si' et je trouve que c'est un très beau texte. Je vois de plus en plus de similitudes entre l'éthique écologique et l'éthique chrétienne : une forme d'humilité, la conviction que les choses nous sont confiées, notre responsabilité de léguer la planète en un bon état aux générations suivantes et la certitude qu'il n'y a pas d'autre « maison commune ».

Rédigé par ANAB

Publié dans #Changement climatique, #Opinions

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article