Covid-19 : « Le débat démocratique est une urgence éthique »

Publié le 21 Février 2021

Emmanuel Hirsch, président du Conseil pour l'éthique de la recherche et l'intégrité scientifique de l'université Paris-

Emmanuel Hirsch, président du Conseil pour l'éthique de la recherche et l'intégrité scientifique de l'université Paris-

Publié le 11/2/2021 sur Lavie

Très critique vis-à-vis du gouvernement d'Emmanuel Macron et de sa gestion de la pandémie de Covid-19, le professeur d'éthique médicale Emmanuel Hirsch dénonce un « pouvoir réfractaire à l'intelligence d'une nation ».

Interview Olivia Elkaïm


 

Emmanuel Hirsch est président du Conseil pour l'éthique de la recherche et l'intégrité scientifique de l'université Paris-Saclay (Poléthis), auteur de nombreux ouvrages dont Une démocratie confinée. L'éthique quoi qu'il en coûte qui vient d'être publié aux éditions Érès. Il a fondé Éthique et pandémie, un cercle de réflexion qui émet des propositions pour une démocratisation de la gouvernance de la pandémie.

Depuis mars 2020, les restrictions sanitaires sont prises par l'exécutif en concertation avec le Conseil scientifique. Les citoyens, très peu associés à des décisions avec d'importantes conséquences sur leur quotidien, sont de plus en plus suspicieux à l'égard des responsables politiques. Peuvent-ils encore consentir à des mesures pourtant censées les protéger ?

Il est évident que les modalités de gouvernance de la crise sanitaire ne sont pas satisfaisantes d'un point de vue démocratique. Les décisions sont arbitrées dans des enceintes confinées, comme le Conseil de défense et de sécurité nationale.

Le Parlement lui-même est peu respecté dans ses missions de contrôle, ce dont témoigne la dissolution à l'Assemblée nationale le 27 janvier 2021 de la mission d'information sur l'impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l'épidémie de Covid-19. Qu'il soit important de prendre dans l'urgence des décisions, d'autant plus délicates à arbitrer que les circonstances n'ont pas été anticipées, ne justifie pas que l'on s'enferme dans un huis clos indifférent à la moindre concertation sérieuse.

Gouverner par ordonnances, par prescriptions administratives imposées, sans associer les compétences qui en valideraient le bien-fondé, c'est avancer à l'aveugle et prendre le risque de choix contestables. C'est ce que l'on a constaté le 17 mars 2020, lorsque le premier confinement a été improvisé, sans même s'être attaché à en mesurer l'applicabilité ni les conséquences.

A lire aussiLibertés publiques face au Covid-19 : “La peur ne doit pas être le vrai ressort de la « docilité »”

Dans votre dernier essai, vous parlez même d'une « démocratie confinée ». Pourquoi et quelles en sont les conséquences ?

Une situation de pandémie touche la société à tous ses niveaux. Si elle dévoile et accentue ses vulnérabilités, elle donne également à voir les réalités insoupçonnées de nos vérités sociales. La France s'est confinée pendant 55 jours, sans savoir ce à quoi il lui fallait se préparer et ce que seraient les conséquences de cette longue parenthèse dans la vie publique.

Nous avons partagé la fierté de découvrir ces héros de l'ordinaire et du quotidien qui ont défendu au cœur de la crise ce à quoi nous étions le plus attachés : les valeurs de la République en termes de dignité, d'engagement et de solidarité.

J'oppose cette expression vivante de la vie démocratique, cette ouverture à l'autre avec l'envie de défier ensemble l'effroi d'une pandémie à l'exercice d'un pouvoir réfractaire à l'intelligence d'une nation, alors que c'est sur le terrain et en partageant les expertises que se mène le combat.

Si rien ne préparait les décideurs publics à ces circonstances inédites, ils devaient solliciter et accueillir les compétences qui leur seraient indispensables dès leurs premières initiatives. Et pas seulement dans le cadre d'un conseil réunissant plutôt des experts en sciences biomédicales. Dans nos territoires, au plus près du réel, ceux qui assument les responsabilités concrètes des missions de service public et cette vitalité associative indispensable à la survie des plus précaires ne sont pas reconnus dans cette expertise qui fait tant défaut à ceux qui édictent une discipline d'action dont on déplore l'inconstance et les insuffisances.

Pourquoi cette pandémie affecte-t-elle autant la cohésion sociale ?

Notre cohésion sociale a été fragilisée par d'autres crises sociales, dont celle des « gilets jaunes » qui nous a profondément marqués. Une pandémie comme celle du Covid-19 est cependant d'une intensité qui ébranle les fondements de nos sociétés modernes et accentue leurs failles.

Qui aurait pu penser, alors qu'il était tant question du « nouveau monde » et de l'intelligence artificielle, que nous serions démunis face à une déferlante dont aujourd'hui nous sommes incapables de contrôler le cours, de mesurer et de compenser toutes les conséquences ? Nous voilà dépendants d'un virus, humiliés dans nos certitudes, dépris de l'illusion de puissance et de maîtrise.

J'observe que, jusqu'à présent, notre démocratie n'a pas abdiqué là où ses valeurs étaient engagées. Nous n'avons pas renoncé à assumer nos devoirs, y compris à l'égard des plus vulnérables, parmi lesquels nos aînés, auxquels nous devons les acquis qui nous permettent de faire société en dépit de tant de défis.

Et soyons attentifs à ce que signifie l'exemplarité d'engagements là où le courage de résister défie les propos incantatoires. Notre force, notre cohésion et le souci du bien commun s'incarnent dans les figures des vigiles de la République, de la mairie aux maisons de quartier, de l'école à l'hôpital, de l'Éhpad jusque dans les maraudes, au domicile auprès des solitudes, à travers des réseaux associatifs militants et créatifs comme dans tant d'autres lieux de notre société où se préserve et se retisse notre société. Nous avons probablement mieux compris au cours de ces derniers mois ces essentiels qui fondent et inspirent une société.

Au fond, l'urgence sanitaire est-elle vraiment compatible avec la démocratie ?

Je préférerais me demander si l'urgence autorise jusqu'à l'arbitraire de décisions injustifiables et disproportionnées dans leurs conséquences. En démocratie, les arbitrages relèvent des règles de loyauté, de transparence peu compatibles avec les dispositifs d'exception dont témoigne ce gouvernement par ordonnances, qui s'estime en droit de contester la moindre contradiction.

Je fais partie des « 66 millions de procureurs » accusés par le chef de l'État de vouloir s'immiscer dans des processus décisionnels qui, pour lui, relèveraient du secret d'État et de son exclusive compétence. Si je respecte la fonction présidentielle, je conteste à la fois un autoritarisme démesuré et un paternalisme inconvenant nous donnant à croire qu'au nom de l'intérêt général nous devrions renoncer au précieux débat démocratique.

Cela d'autant plus que nous ne sommes pas enclins à dresser un bilan élogieux des stratégies gouvernementales conçues dans un entre-soi inaccessible à la critique, sans évoquer ici le cumul de manquements et de dissimulations qui affectent la crédibilité de la parole publique.

Le débat démocratique est une urgence éthique tout aussi respectable que le serait l'urgence sanitaire, pour autant qu'elle ne soit pas le prétexte à une dérive de la gouvernance qui fragilise notre démocratie. Notre besoin de vérité, d'explications, de cohérence, de lisibilité est aussi nécessaire que l'exigence de choix concertés, examinés avec discernement et retenue, et dans le respect absolu des principes de notre démocratie.

A lire aussiAprès le Covid-19, penser un changement radical

Le sénat vient de réexaminer les lois de bioéthique, et notamment de refuser l'extension de la PMA à toutes les femmes. Une proposition de loi concernant l'allongement du délai légal pour un recours à l'IVG va être de nouveau examinée à l'Assemblée. Est-ce vraiment le bon moment pour remettre ces sujets importants au coeur du débat public ? Est-ce encore une priorité ?

Bien des débats, pourtant essentiels, ne serait-ce que d'un point de vue anthropologique, apparaissent, dans le contexte présent, comme d'une autre époque et d'une moindre importance.

Rappelons-nous cependant avec quelle désinvolture nos inquiétudes ont été critiquées ou ignorées lorsque nous évoquions auprès des parlementaires la retenue nécessaire au regard de ce que certains considéraient comme la conquête d'une liberté et d'une autonomie qui leur aurait été refusées.

J'ai encore mieux compris ces derniers mois ce que sont nos valeurs d'humanité, ces principes inconditionnels qu'il ne faut pas bafouer. La bioéthique devrait tirer les enseignements moraux de ces temps de pandémie, et puiser dans cette expérience un sens et des repères dont parfois elle éprouve le manque.

De même, alors que les plus âgés sont davantage victimes du Covid-19, une proposition de loi favorable à l'aide médicalisée à mourir est soutenue par plus de la moitié du groupe LREM à l'Assemblée. Comment interpréter ce retour de l'euthanasie dans le débat ?

Vous savez mon implication depuis des années dans la réflexion éthique et sociétale relative à la fin de vie. Au cours du premier confinement, les mesures gouvernementales relatives aux défunts, en ce qui concerne les toilettes mortuaires, la levée du corps et les obsèques ont été considérées aussi inacceptables et insupportables que les règles refusant aux proches une présence auprès de l'être cher qui mourait.

Je pense qu'il s'agit là d'une faute politique indélébile, encore plus révélatrice que d'autres dispositions de l'obstination administrative à régir et à imposer ses normes jusque dans l'intimité de la mort, jusque dans l'intimité de nos vies.

Dans sa décision du 22 décembre 2020, le Conseil d'État a demandé au gouvernement que le décret du 1er avril 2020 soit annulé. Alors que les souffrances sont vives - celles des familles endeuillées comme celles des soignants qui n'ont pas pu être, autant qu'ils l'auraient souhaité, fidèles à leurs engagements dans ce contexte de pénurie et de violence -, que des parlementaires considèrent que leur urgence est de dépénaliser l'euthanasie relève de l'indécence.

Il nous faut, chacun dans son champ de compétence, assumer en responsabilité des défis humains et sociaux dont on a du mal à envisager l'ampleur. Notre société est meurtrie par ces mois d'incertitudes, de doutes, de pertes et de désespérance qui se prolongent aujourd'hui sans que l'on sache quelle en sera l'issue.

Être présent à l'autre dans sa vie et son besoin de retrouver confiance me semble plus essentiel que de débattre de la dignité de sa mort. C'est du côté de la vie que doit se poursuivre et se renforcer notre mobilisation face à la pandémie, du côté de la démocratie qu'il nous faut faire vivre, si nécessaire en refusant toute soumission à ceux qui la confinent.

Une gouvernance hors de contrôle
Depuis le premier confinement, Emmanuel Hirsch documente la pandémie de Covid-19. Dans Une démocratie confinée. L'éthique quoi qu'il en coûte, cet intellectuel, connu pour son sens de la mesure, exprime sa colère. Selon lui, la démocratie a été gravement bafouée. Il conspue les « mesures discrétionnaires » prises par les responsables politiques, avec l'éclairage du conseil scientifique, mais sans aval citoyen. « Le confinement de la vie démocratique n'est pas compatible avec la responsabilisation de la société », écrit-il. Une réforme de la méthode politique s'impose. Sans cela, la société pourrait bien ne plus accepter aucune restriction qui lui sera imposée. Ce livre intelligent et subtil pointe le risque de sédition et invite l'exécutif à une gouvernance éthique de cette crise.
Une démocratie confinée. L'éthique quoi qu'il en coûte, d'Emmanuel Hirsch, Érès, 15 euros.

Rédigé par ANAB

Publié dans #Consommation

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article