Les bêtes très humaines selon Peter Wohlleben (2/2)

Publié le 9 Juin 2021

Biche et son faon- Photo Claudie Stenger

Biche et son faon- Photo Claudie Stenger

Le deuil des biches

Le deuil ? Les cerfs peuvent-ils éprouver quelque chose de tel ? Non seulement ils le peuvent, mais ils n'ont pas le choix : le deuil les aide à faire leurs adieux. Le lien qui unit la biche à son petit est si fort qu'il ne peut se dénouer d'un instant à l'autre. Il faut d'abord que la biche comprenne doucement que son faon est mort et qu'il lui faut se séparer du petit corps. Elle ne cesse de revenir sur les lieux du drame et appelle son petit, même si le chasseur l'a déjà emporté.

Mais, en restant auprès de leur faon mort et, par là même, du danger, les dominantes endeuillées mettent le clan en péril. Elles devraient emmener la harde en lieu sûr, mais elles en sont incapables tant que le lien avec leur petit n'est pas définitivement dénoué. En pareille circonstance, un changement s'impose à la tête du clan, et il se produit sans conflit.

Une autre biche à l'expérience comparable prend son tour sans plus de formalité et se charge de diriger la communauté. Dans le cas inverse, c'est-à-dire si la biche dominante meurt et laisse son petit derrière elle, celui-ci est traité sans la moindre pitié. Pas question de l'adopter, bien au contraire : le petit orphelin est souvent exclu de la harde.

Est-ce pour mettre un terme définitif à cette dynastie ? Livré à lui-même, le faon n'a presque aucune chance de survivre à l'hiver suivant.

Les regrets des rats

A qui n'est-il jamais arrivé de prendre une mauvaise décision et de s'en mordre les doigts ? Le regret est un sentiment qui nous préserve généralement de faire deux fois la même erreur : on économise de l'énergie en évitant d'agir de nouveau dangereusement ou en dépit du bon sens. C'est tellement logique qu'il paraît naturel de supposer l'existence d'un sentiment similaire dans le règne animal. Pour tester cette hypothèse, des chercheurs de l'université du Minnesota à Minneapolis ont observé des rats. Ils leur ont construit un dispositif expérimental spécial, baptisé "Restaurant Row" : un circuit desservant quatre salles où leur était distribuée de la nourriture. Quand un rat pénétrait dans l'une d'elles, un son retentissait, d'autant plus aigu que le temps d'attente serait long avant d'être servi. Les rongeurs se comportèrent comme nous. A bout de patience, certains changèrent de pièce, dans l'espoir d'être servis plus vite. Mais quelquefois, le son y était encore plus aigu, et le temps d'attente, donc, encore plus long. Les rats jetaient alors des regards nostalgiques en direction de la pièce précédemment choisie ; ils se montraient aussi davantage disposés à ne plus changer de "restaurant" et à attendre longtemps d'être servis.

Nous avons des réactions semblables, par exemple quand nous changeons de file à la caisse d'un supermarché avant de constater que nous avons fait le mauvais choix. On découvrit aussi chez les rats des schémas d'activité cérébrale similaires à ceux qui s'activent chez nous quand on repense à une situation passée. C'est toute la différence avec la déception : alors que cette dernière se manifeste quand on ne reçoit pas ce que l'on espérait, le regret survient quand on s'aperçoit en plus qu'une meilleure alternative existait. Or, de cela, les rats sont justement capables, comme l'ont montré les chercheurs Adam P. Steiner et David Redish.

Si des rats manifestent ce genre de sentiments, ne faut-il pas, a fortiori, s'attendre à les trouver chez le chien ? La plupart des maîtres, en effet, confirmeront que les chiens regrettent leurs mauvais comportements et manifestent leurs remords par cette mine typique "de chien battu" qu'ils arborent quand on les gronde. Notre chienne Maxi comprenait parfaitement quand elle avait fait quelque chose de mal et que je la grondais. Gênée, elle levait alors vers moi un regard oblique, comme si, terriblement embarrassée, elle me demandait pardon.

Le sens de l'équité des chiens

L'équipe de Friederike Range de l'université de Vienne a placé l'un à côté de l'autre deux chiens qui se connaissaient. Ils devaient exécuter cet ordre simple : "Donne la patte  !" La récompense reçue pouvait sérieusement varier : c'était tantôt un bout de saucisse, tantôt un simple morceau de pain – et parfois rien du tout. Tant que les mêmes règles du jeu s'appliquèrent aux deux chiens, tout se passa bien, ils participèrent gentiment. Pour faire naître la jalousie, les récompenses furent ensuite distribuées de façon très inéquitable.

Quand les deux chiens donnaient la patte, seul l'un d'eux était récompensé. Une variante plus poussée consista à récompenser l'un avec de la saucisse quoi qu'il fît, et à ne rien donner à l'autre alors qu'il avait continué à donner la patte. Cette injustice éveilla la méfiance du chien défavorisé. Voyant son congénère recevoir les meilleures bouchées qu'il donnât ou non la patte, il finit par en avoir assez et refusa de collaborer plus longtemps. Si, en revanche, le chien était seul et ne pouvait se comparer à l'autre, il acceptait la variante "sans récompense" et continuait à coopérer. On n'avait jusqu'alors observé de tels sentiments de jalousie et d'injustice que chez le singe.

Couches sociales chez les lapins

L'étude menée par le Pr Dietrich von Holst, de l'université de Bayreuth, avait une autre ampleur : il aménagea un terrain expérimental de vingt-deux mille mètres carrés pour des lapins de garenne, qu'il observa pendant vingt ans. La taille de la population variait sans arrêt, maladies et prédateurs emportant parfois jusqu'à quatre-vingts pour cent des animaux sexuellement matures. D'un autre côté, les herbivores, fidèles à leur réputation, se reproduisaient à grande vitesse, si bien que l'effectif atteignit jusqu'à cent adultes. Ces hauts et ces bas ne touchèrent toutefois pas de la même façon toutes les "couches sociales".

Les lapins respectent, en effet, une hiérarchie, propre à chaque sexe. Chacun défend sa position avec acharnement, et cela, pour une bonne raison : les dominants ont plus de succès en matière de reproduction. Les mâles et les femelles qui donnent le ton sont certes plus agressifs, mais, dans l'ensemble, ils sont moins stressés. Cela semble logique : qui subit des brimades en permanence vit dans la crainte perpétuelle de la prochaine attaque ; qui est au sommet de la hiérarchie n'a un taux d'hormones du stress équivalent que durant les brefs affrontements. Rien d'étonnant, donc, dans les résultats du Pr von Holst, à savoir que le stress est moindre chez les lapins du sommet de la hiérarchie.

De plus, ces animaux-là avaient des contacts sociaux très intenses avec l'autre sexe, ce qui contribuait aussi à leur détente. La durée de vie moyenne des lapins adultes observée par von Holst était de deux ans et demi, avec de nettes différences au sein de la hiérarchie. Alors que les animaux de rangs inférieurs mouraient souvent quelques semaines après avoir atteint leur maturité sexuelle, le gratin des lapins vivait jusqu'à sept ans. Et cela non pas parce qu'ils auraient eu davantage à manger ou auraient été moins victimes des prédateurs. Non, ce qui était déterminant, c'était bien leur faible niveau de stress. Vivre au calme, sans être soumis à la peur diminuait les risques de maladie intestinale, première cause de mortalité chez les lapins. "

Rédigé par ANAB

Publié dans #Apprendre de la nature

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